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la sœur, et le comte ayant voulu les punir de cet attentat, deux autres Schwyzois, leurs parents, s'unirent à eux pour conspirer contre leur seigneur. Bientôt à ces quatre s'en joignirent dix autres, puis aux dix vingt, et peu à peu tous les habitants de cette vallée, refusant obéissance à leur seigneur, se confédérèrent contre lui. Ils détruisirent le susdit château, dont les ruines se voient encore aujourd'hui dans un lac, et ils donnèrent ainsi naissance à la Confédération. Des montagnards voisins, appelés Unterwaldois, dont le seigneur, nommé de Landenberg, assistait aux matines le jour de Noël, envahirent son château de Sarne, l'empêchèrent d'y rentrer, dévastèrent sa demeure et se confédérèrent contre lui avec les Schwyzois. Après eux les Lucernois, ayant détruit le château du baron de Rothenbourg, situé dans leur voisinage, entrèrent de même dans la confédération, puis les Bernois, puis la ville de Zug, puis la vallée d'Uri, qui avait été sous la puissance de l'abbesse de Zurich, puis les gens de la vallée de Glaris, qui relevaient de l'abbesse de Seckingen, enfin les Zurichois. >>

Combien il fallait que la mémoire des événements les plus faciles, ce semble, à retenir ou à constater, se fut effacée des esprits, pour que le pays d'Uri, qui le premier avait joui de l'indépendance et autour duquel s'étaient groupés les deux autres Waldstätten, n'occupe dans la formation de la Confédération que la sixième place, et que Zurich soit reléguée après Berne, Glaris et Zug. De quel épais brouillard n'était pas enveloppé, à cette époque, le souvenir des faits historiques, pour qu'à soixante ans de distance, la destruction du château de Rothenbourg, qui avait eu lieu en 1385, fut rapportée à l'époque, anté

rieure d'un demi-siècle, où Lucerne s'était confédérée avec les Petits Cantons?

Quel fonds peut-on faire, après cela, sur les anecdotes auxquelles le chanoine de Zurich se plaît à rattacher les origines de l'affranchissement des confédérés ? Elles n'ont d'autre intérêt que de montrer comment s'introduisaient peu à peu les ornements légendaires, brodés sur le thème de ces violences imputées, par la tradition vague dont Justinger s'est fait l'organe, aux officiers des Habsbourg et de l'Autriche. On trouve ces mêmes anecdotes textuellement reproduites peu de temps après (1487) par un auteur qui les emprunte à Hemmerlin, en sorte que cette répétition ne leur confère aucun nouveau degré de crédibilité". Il n'est, du reste, pas difficile de comprendre qu'en voyant des châteaux détruits, sans qu'on sût d'où venait leur ruine, on ait cherché la cause de celle-ci dans ces soulèvements et ces vengeances populaires qui, depuis le milieu du quatorzième siècle, en avaient fait disparaître plusieurs sur le sol suisse, et que, de leur destruction, on ait conclu à la révolte contre les tyrans qui les avaient habités 12.

L'idée vaguement répandue des excès commis dans les Waldstätten par des baillis autrichiens, et la vue de castels en ruines à Lowerz et à Sarnen devaient suggérer des rapprochements de ce genre. C'est un des éléments que la tradition a conservés, de même qu'elle a retenu le nom de Landenberg, qui est celui d'une hauteur voisine de ce dernier bourg sur laquelle on voit les restes d'un ancien château, mais qui, ayant été aussi porté par une famille noble dévouée à l'Autriche, a fait prendre « le nom d'un lieu pour un nom d'homme 13. » En revanche, la légende reçue n'a pas donné place, dans ses créations ultérieures, à l'anec

dote des frères qui tirent vengeance du déshonneur fait à leur famille. Si l'imagination pouvait donc, au milieu du quinzième siècle, glaner à son gré parmi les incidents auxquels l'opinion commençait à rattacher l'origine de la Confédération, c'est qu'aucune narration consacrée, orale ou écrite, n'avait encore acquis dans ce domaine un droit de bourgeoisie incontesté.

La tradition a cependant fait un pas: elle a perdu son caractère confus et indéterminé, pour prendre un corps et une physionomie vivante. Ce n'est plus de droits violés et de mœurs outragées qu'il est vaguement question; la légende est sortie des généralités abstraites, pour toucher terre et s'incarner dans des faits, sinon véridiques et réels, du moins précis. Toutefois la forme sous laquelle vient de se présenter à nous, pour la première fois, la légende anecdotique, a ceci de singulier, qu'Uri n'y tient aucune place. Schwyz et Unterwalden seuls semblent avoir donné naissance à la Confédération, et le premier de ces petits pays joue ici le grand rôle, comme s'il avait occupé d'emblée la position qu'on ne lui contestait plus au quinzième siècle.

2. LA LÉGENDE D'URI

Mais Uri va reprendre son bien d'une manière triomphante, en revendiquant exclusivement, à son tour, la paternité de la Confédération, et en attribuant à l'un des siens l'honneur de l'avoir fondée. Au moment, en effet, où la tradition nationale fait son apparition dans le monde sous la forme qu'elle a dès lors retenue, on dirait qu'il est sorti du berceau où elle a vu le jour deux jumeaux qui se distinguent l'un de l'autre par une physionomie différente, peut

être faudrait-il dire pour plus d'exactitude, deux enfants qui ne sont pas issus de la même mère. Cette double origine et cette double physionomie suffiraient seules pour attester tout ce qu'il y avait encore d'indécis et d'arbitraire dans la création d'une légende qui débutait par un flagrant désaccord. D'un côté, en effet, nous constat ons l'existence, vers l'an 1470, d'un chant qui rapporte exclusivement au pays d'Uri et à Guillaume Tell la naissance de la Confédération, de l'autre, nous trouvons à la même date une chronique qui, faisant de l'aventure de celui qu'elle nomme « le Thall » un épisode accessoire de l'affranchissement des Waldstätten, attribue l'émancipation nationale à une conjuration formée au sein des trois vallées, sur l'instigation d'un citoyen de Schwyz, pour tirer vengeance des actes de tyrannie commis, dans chacun des Etats forestiers par des baillis autrichiens.

De ces deux branches presque simultanées de la tradition, celle d'Uri, qui est la plus courte, mérite à ce titre, ainsi qu'en raison de sa priorité chronologique probable, d'être examinée la première. Bien que le chant populaire où nous la rencontrons d'abord ait dû former originairement un tout distinct et complet, il n'est cependant parvenu jusqu'à nous que comme servant d'introduction à une ballade, dont le plus ancien texte connu n'est pas antérieur à l'an 1501, mais dont la composition doit remonter à l'année 1474. Cette ballade est elle-même incorporée dans un chant plus étendu, dont l'ensemble n'a pu être écrit que quelques années plus tard, et qui offre ainsi un double exemple du travail d'agglomération successive, auquel étaient soumis les chants populaires, qui se grossissaient graduellement par l'adjonction de couplets renfermant, ou

bien le développement du sujet principal, ou bien le récit d'incidents nouveaux. Les ballades historiques suisses présentent maints cas de ce genre, et le chant de Tell, en particulier, que nous allons reproduire sous sa forme la plus ancienne, s'enrichit très-vite de détails et d'embellissements qui lui étaient primitivement étrangers. Le voici, littéralement traduit, en conservant toute la gaucherie et l'incohérence du texte original 14.

« C'est de la Confédération que je veux parler: jamais homme n'a encore rien entendu de pareil. Ils ont singulièrement bien réussi ! Ils possèdent une sage et solide alliance. Je veux vous chanter la véritable origine, comment est née la Confédération.

« Un noble pays, vraiment bon comme l'amande, et qui se trouve enfermé entre des montagnes beaucoup plus sûrement qu'entre des murailles, c'est là qu'a, pour la première fois, commencé l'alliance; ils ont sagement mené l'affaire dans un pays qui s'appelle Uri.

Apprenez donc, chers braves gens, comment, pour la première fois, commença l'alliance et ne vous en laissez pas ennuyer. Apprenez comment un père dut, de sa main, abattre une pomme placée sur la tête de son propre fils.

« Le bailli dit à Guillaume Tell: « Prends garde maintenant que ton art ne te faillisse pas, et écoute bien ce que je te dis: Si tu ne la touches pas du premier coup, il t'en reviendra certes un petit profit, et cela te coûtera la vie. »

<«< Alors il pria Dieu jour et nuit de permettre qu'il touchât la pomme du premier coup. Cela pourrait les ennuyer si fort! Il a eu, par la grâce de Dieu, le bonheur de pouvoir tirer, comme il l'espérait, avec tout son talent.

« Dès qu'il eut tiré son premier coup, il avait placé une

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