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fait des chamois, » dit un chroniqueur du temps. Si quelques-uns d'entre eux succombèrent devant la première résistance de l'ennemi, cette résistance ne fut pas longue.

L'inattendu de l'attaque, la pesanteur des armes, l'encombrement de l'espace, tout concourait à jeter dans la stupeur des guerriers dont on ne pouvait cependant pas suspecter le courage, et à transformer leur défaite en un. massacre effrayant et en un irrémédiable désastre. On eût dit, selon la pittoresque expression d'un contemporain, on eût dit « des poissons pris et assommés dans une nasse. » Ceux qui échappaient aux coups des montagnards trouvaient pour la plupart leur mort dans le lac, vers lequel une frayeur éperdue ou la poursuite de l'ennemi les précipitait comme malgré eux. Bientôt l'épouvante se communiquant au reste de la troupe, demeurée hors de l'étroit champ de bataille sur lequel elle eût inutilement cherché à venir porter secours à ses compagnons, chacun ne songea plus qu'à fuir, et le duc lui-même, incapable de rallier les siens, fut entraîné dans la déroute commune, non sans avoir couru le risque d'être pris. L'infanterie qu'il avait détachée du côté de St-Jost, fut instruite, avant d'avoir vu l'ennemi, de la débandade du reste de l'armée, et elle regagna ses foyers sans aucune perte.

Il n'en fut pas de même pour les chevaliers et les nobles, ni pour les gens de pied qui les accompagnaient; le nombre des morts fut considérable et la renommée se plut encore à l'exagérer; les chroniqueurs contemporains le portent à deux mille, ce qui est un chiffre aussi étrangement enflé que celui de vingt mille hommes auquel on estima le nombre des soldats de Léopold. Les confédérés n'avaient pas perdu vingt des leurs. La consternation fut grande

chez tous les partisans de la maison d'Autriche, et cette défaite passa pour un des coups les plus funestes qu'eût reçus la cause du roi Frédéric le Beau. Le duc Léopold ne put se consoler de cette ignominieuse et cruelle infortune, et il porta toujours en son cœur, sinon sur son visage, les traces du désespoir dont il avait été saisi au moment de la déroute. « Je l'ai vu, » disait un témoin oculaire, « je l'ai vu revenant sain et sauf de sa personne, mais comme à demi mort de tristesse: on lisait sur ses traits assombris et lugubres toute l'étendue de ses pertes $1. » Son échec avait été si grand, qu'il ne songea pas même à le venger.

Pendant que l'armée conduite par Léopold avait trouvé au pied du Morgarten des Thermopyles plus heureusement, sinon plus vaillamment défendues que celles de la Grèce, l'attaque dirigée par le comte de Strassberg pour prendre à revers les confédérés avait pleinement réussi. Le Brünig avait été franchi sans encombre, et tout l'Unterwalden allait être envahi, quand la nouvelle de la défaite de son maître et la résistance que cette nouvelle même lui fit rencontrer, déterminèrent le gouverneur de l'Oberland à repasser immédiatement la montagne par où il était venu. Mais, tandis que ceux des confédérés, qui avaient eu affaire au duc d'Autriche en personne, s'étaient abstenus de sortir de leur territoire pour poursuivre son armée dans le plat pays, et s'étaient contentés de faire sur le champ de bataille un riche butin, les gens d'Unterwalden, au contraire, tirèrent immédiatement vengeance de l'agression tentée contre eux. Franchissant le Brünig à leur tour, ils se jetèrent sur le territoire de l'abbaye d'Interlaken, dont les vassaux formaient la plus forte partie des troupes de Strassberg, et là,

mettant les biens au pillage, livrant les maisons à l'incendie et les personnes à la mort, ils firent payer cher à leurs voisins le tort d'avoir servi d'instruments aux projets avortés de l'Autriche.

Toutefois la vengeance ne fut pas le seul sentiment que la victoire fit naître dans l'âme des confédérés. Leur délivrance inespérée réveilla au fond de leurs rudes cœurs les émotions de la reconnaissance et de la piété. Offrant à Dieu, à la vierge et aux saints, les hommages que nous les avons vus refuser aux moines, ils s'empressèrent de consacrer le souvenir de cette glorieuse journée par une commémoration religieuse perpétuelle. « On fait savoir à tous, » dit l'un des textes relatifs à cet anniversaire, « on fait savoir à tous, que les habitants des vallées d'Uri, de Schwytz et d'Underwalden ont décidé et sanctionné de solenniser à perpétuité, par un jeûne, le premier vendredi après la S1-Martin, et de chômer le lendemain samedi comme la fête d'un apôtre, en l'honneur de la sainte et indivisible Trinité, de la bienheureuse vierge Marie et de tous les saints, parce que le Seigneur a visité son peuple, en le délivrant par son immense miséricorde de ses ennemis. Qu'à Lui soit louange et gloire, aux siècles des siècles! Amen $2! »>

Ils avaient raison de rendre grâces, et leur satisfaction devait être d'autant plus complète, qu'après Dieu, c'était à eux-mêmes et à eux seuls qu'ils devaient leur triomphe. Les secours qu'ils avaient sollicités de Louis de Bavière leur avaient manqué, et ils ne leur étaient déjà plus nécessaires quand ils reçurent de lui une promesse qui équivalait à un refus 83. Ce fut pour eux un grand bonheur d'avoir montré qu'abandonnés à leurs seules forces ils pouvaient, malgré leur petit nombre et leur chétif territoire, légitime

ment prétendre à prendre leur place parmi les peuples indépendants, si, du moins, pour occuper ce rang et mériter ce titre, il suffit, après avoir acquis la liberté, de se montrer capable de la défendre. Leurs persévérants efforts, ralentis quelquefois mais jamais suspendus, aboutissaient enfin à cette pleine émancipation politique vers laquelle ils n'avaient cessé de diriger leurs vœux. Ils se hâtèrent de mettre sous la protection d'une commune alliance le bienfait que leur procurait une commune victoire.

Renouvelant, sans en parler, l'acte de confédération, conclu entre eux vingt-quatre ans plus tôt, les gens d'Uri, de Schwyz et d'Unterwalden (wir die Lant Lute von Ure von Swits, und von Underwalden) donnèrent à leur pacte, daté de Brunnen le 9 décembre 1315, un caractère et une portée que n'avait pas celui du 1er août 1291. On sent, en comparant ces deux traités, les progrès déjà faits par les confédérés durant l'intervalle qui en sépare la rédaction, et surtout ceux qu'ils se préparent à faire encore pour entrer en complète possession de l'autonomie politique. La révolution, qu'ils avaient tenté, sans y pleinement réussir, d'accomplir après la mort de Rodolphe de Habsbourg, se consomme et s'achève après la défaite de son petit-fils, Léopold d'Autriche. Aux stipulations que renfermait le pacte de 1291, et que retient toutes celui de 1315, ce dernier ajoute des clauses nouvelles qui ont pour objet d'établir sur un fondement plus solide l'indépendance des personnes, celle des cantons et celle de la confédération elle-même $4.

Ainsi, quoique les obligations résultant du droit seigneurial soient maintenues « dans ce qu'elles ont de juste et de convenable » (gelimphlicher und cimelicher), tous les individus qui habitent les vallées, hommes et femmes, (ez si

wib oder man), sont dispensés de s'y conformer, dans le cas où celui envers lequel ils en sont tenus voudrait attaquer les confédérés ou élèverait contre eux d'injustes prétentions (mit gewalt angrifen wolde oder unrechter dinge genoeten wolde). Lors même qu'on doit voir, avant tout, dans cette clause une précaution prise directement contre le retour possible des prétentions de l'Autriche, elle n'en a pas moins pour effet de relever le sentiment de l'indépendance individuelle, d'atténuer les conséquences du vasselage et d'effacer les différences entre les diverses classes de la population, en appelant tous les individus qui les composent, à user indistinctement du droit de résistance contre l'usurpation.

D'un autre côté, chacune des communautés contractantes est envisagée comme conservant son existence politique distincte, puisqu'on prévoit même le cas où l'une d'entre elles peut se trouver en lutte avec un autre des États confédérés. Elles n'aliènent de leur juridiction souveraine que ce qu'elles jugent bon de placer sous la garantie du pacte commun. Celui-ci étant conclu en vue « de maintenir le mieux possible la paix et la concorde et de protéger, aussi complétement qu'il se peut faire, les personnes et les biens, »> c'est pour atteindre ce résultat que non-seulement les confédérés s'engagent à se défendre les uns les autres, au dedans et au dehors, contre les agresseurs, quels qu'ils soient, qui chercheront à leur nuire, mais encore que chaque canton consent à remettre à la Confédération les pouvoirs dont celle-ci peut, dans son ensemble, plus utilement faire usage que chacun de ses membres en particulier.

A l'intérieur, les règles déjà posées pour l'intervention d'arbitres, à l'occasion de dissentiments entre des con

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