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cette protection leur ayant fait défaut, ils furent contraints. de subir la domination des monarques francs qui, à la même époque, mirent dans leur dépendance le royaume des Burgundes, dont Genève était la capitale (536).

Dès le milieu du sixième siècle tout le territoire qui forme aujourd'hui la Suisse faisait donc partie intégrante de la monarchie mérovingienne, et, quand celle-ci se fut morcelée en trois royaumes, on vit de nouveau les rois de Bourgogne étendre leur domination jusqu'à la rive gauche de la Reuss, tandis que les souverains d'Austrasie exerçaient leur autorité sur la partie orientale du sol helvétique occupée par les Allémans. Ces derniers, depuis qu'ils avaient perdu leur indépendance politique, avaient cependant conservé à leur tête un chef qui portait le nom de duc, et qui, tout en relevant des rois francs, conservait à ses compatriotes, dont les lois particulières avaient été respectées, une sorte d'autonomie. Cette période de l'histoire des Allémans est, du reste, couverte d'un voile épais. Tout ce que l'on en peut recueillir se résume dans ce double fait que, d'une part, l'organisation intérieure dont nous avons plus haut marqué les principaux traits fut maintenue, et que, de l'autre, le christianisme prit, dans le duché d'Allémanie, la place du culte païen.

C'est, en effet, dans la première moitié du septième siècle que, sur l'ordre du roi Dagobert I, fut rédigée, sous la forme où elle nous est parvenue, la loi des Allémans, dans laquelle on retrouve tous les traits de l'état social que nous venons d'esquisser 14. C'est alors aussi que des missionnaires partis d'Irlande apparaissent au milieu d'eux, et que saint Gall, qui fut en Suisse le plus illustre champion de cette pieuse croisade, fonde le monastère d'où

la foi nouvelle devait rayonner dans tout le territoire soumis à la juridiction spirituelle de l'évêché de Constance 15. Vers le même moment, la portion de ce territoire située entre la Reuss, le Rhin, le lac de Constance et les Alpes, recevait le nom officiel de Thurgau (Thurgovie), ou comté de la Thur. Cette dénomination administrative comprenait, par conséquent, comme la dénomination ecclésiastique dont nous venons de parler, les trois vallées qui entourent le lac des Waldstätten, mais qui n'avaient pas encore reçu à cette époque leurs premiers habitants.

Divers témoignages attestent, en effet, que de vastes forêts, des marais profonds, d'immenses solitudes couvraient encore au commencement du septième siècle les lieux que n'avaient occupés ni les Celtes, ni les Romains.

Grégoire de Tours, écrivant vers 596, parle d'un « désert » qui s'étend au delà d'Avenches entre la Bourgogne et l'Allémanie, c'est-à-dire de l'Aar aux Alpes. A l'autre extrémité du territoire helvétique, vers le lac de Constance, des forêts peuplées de bêtes féroces existaient de chaque côté des routes qu'avaient frayées les Romains. Il en était de même près du lac de Zurich, dont la rive septentrionale était, il est vrai, parcourue par une voie romaine, mais où une forêt d'une immense étendue couvrait encore au huitième siècle le territoire avoisinant. Du côté du sud, une vaste solitude (eremus), qui a donné son nom au couvent de Notre-Dame des Ermites, occupait le haut plateau qui forme aujourd'hui le centre du canton de Schwyz, et à la même époque le pays de Glaris était aussi entièrement dégarni d'habitants 16.

Il n'est donc point étonnant que ce soit seulement vers le milieu du neuvième siècle, que se montrent pour la première

fois, dans un document authentique, les indices qui attestent l'existence d'une population sédentaire établie au sein des vallées voisines de ce qu'on appelait alors « le grand lac 11, » et de ce qu'on nomme aujourd'hui le lac de Lucerne ou des Quatre-Cantons. Si, avant les tentatives de colonisation qui devaient rendre habitables ces espaces inoccupés, ils ont pu de tout temps servir de passage, de retraite ou d'exil à des individus isolés, ce n'est guère que dans le siècle qui a précédé celui dont nous parlons qu'ils ont dû commencer à se peupler. Du moins nul vestige historique ne trahit auparavant l'existence en ces lieux d'établissement de quelque importance, tandis que dès lors, et jusqu'au quinzième siècle, on peut suivre les progrès du peuplement graduel des « pays forestiers, » ou des Waldstätten, et ce nom générique dit assez quel en était le caractère primitif. Ce lent et successif accroissement de la population achève de démontrer, soit les difficultés que de telles contrées devaient offrir à qui tentait de s'y établir, soit la certitude presque complète qu'avant l'époque de la dynastie carolingienne aucun effort collectif ne fut fait pour les occuper.

L'avénement de cette dynastie fit disparaître ce qui pouvait rester encore aux Allémans d'indépendance partielle, en supprimant le pouvoir ducal, lors même que l'on conservait le duché d'Allémanie, qui fut assimilé, sous le rapport administratif, à toutes les autres provinces de l'Empire (759). L'institution des comtés et des comtes fut maintenue, le rôle des diverses classes de la société ne subit pas de changement, mais, au lieu d'avoir affaire à un chef national quoique subordonné, ce fut au pouvoir central représenté par des commissaires du prince (missi dominici), que

les fonctionnaires publics durent rendre compte. Le système gouvernemental des Carolingiens, qui a trouvé, dans les capitulaires de Charlemagne et de Louis le Débonnaire, son expression authentique et définitive, s'étendit du Jura aux Alpes sur toutes les parties du territoire que s'étaient partagé quatre siècles plus tôt les Burgundes et les Allémans. "L'activité et l'influence civilisatrice de ce gouvernement se firent, en particulier, sentir dans les contrées de la Suisse. qu'occupait ce dernier peuple 18.

Les encouragements donnés par le souverain au défrichement et à la culture des terres; l'accroissement naturel de population qui en fut la suite; l'intérêt que trouvaient les nobles à développer l'exploitation de leurs vastes propriétés; la pieuse munificence qui les portait à s'en défaire pour la dotation des couvents; le zèle de ces maisons religieuses pour agrandir leurs propres domaines et en tirer fructueusement parti; le désir chez les classes inférieures de la population libre d'échapper à la pauvreté ou à l'oppression; tout concourait alors à étendre de proche en proche l'occupation du sol. Les espaces inhabités devinrent le séjour de populations nouvelles, ou, pour mieux dire, ils procurèrent à la population allémanique déjà existante des établissements nouveaux.

Il n'existe, en effet, nulle trace historique de peuplades étrangères qui, à cette époque ou plus tôt, auraient pénétré, en passant, pour ainsi dire, sur le corps des habitants du pays circonvoisin, dans l'enceinte inoccupée des Waldstätten dont ils auraient fait de temps immémorial des oasis de liberté. La légende, stimulée par un amour-propre national plus excusable qu'éclairé et servie par une érudition fantastique, la légende a rêvé pour les populations de

ces petites vallées des origines impossibles et dont la saine interprétation historique a fait justice. Il n'y eut ici rien d'insolite, ni d'exceptionnel. Les analogies de tout genre qui, pour les habitudes, les institutions, la langue, existent entre les renseignements concernant les Allémans et les plus anciens témoignages relatifs aux petits cantons, ces analogies complètent et corroborent jusqu'à l'évidence les autres données de l'histoire; sans parler des ressemblances non moins frappantes qui se montrent, dès l'origine, entre les populations de Schwyz, d'Uri et d'Unterwalden, et celles de Lucerne, Glaris et Zug.

On peut donc affirmer que le peuplement des Waldstätten s'est opéré selon les règles. Ici, comme ailleurs, à mesure que la place vint à manquer dans les contrées plus heureusement situées, on se rapprochait, par un mouvement naturel et irrésistible, de l'intérieur des régions alpestres. C'est ainsi qu'à l'époque dont nous parlons, c'est-à-dire dans la seconde moitié du huitième siècle, les hautes vallées, qui devaient devenir le berceau de la Confédération suisse, reçurent les premiers rudiments d'une population stable et définitive 19.

III

LA COLONISATION DES WALDSTÆTTEN

On peut assigner à la colonisation des Waldstätten trois origines principales: l'intervention royale, celle des seigneurs et des couvents, et les entreprises individuelles ou collectives des pionniers appartenant à la classe des hommes

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