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et à la reconnaissance de leurs droits 55. Quels qu'aient été les motifs de cette politique d'atermoiements, elle était tout au profit des Waldstätten, qui conservèrent ainsi, durant le règne d'Henri VII, la position privilégiée où ce prince les avait mis presque aussitôt après son accession au trône d'Allemagne. C'était la première fois que l'Autriche se trouvait aussi longtemps et aussi complétement exclue de toute ingérence souveraine dans les affaires intérieures des trois vallées; c'était la première fois que la puissance impériale intervenait, par l'entremise d'un seul et même haut fonctionnaire, dans le gouvernement de ce nouveau groupe politique, et consacrait ainsi l'indépendance comme l'unité de la Confédération.

Après avoir déjà signalé Louis le Germanique, le roi Henri fils de Frédéric II, et cet empereur lui-même comme ayant efficacement concouru à préparer pour les Waldstätten, et par conséquent pour la Suisse, les voies vers la liberté, nous devons, à côté d'eux, placer le roi Henri VII qui, plus qu'aucun autre, a contribué à favoriser l'émancipation politique des premiers confédérés. Mais cet hommage ne saurait nous faire perdre de vue le vrai caractère de cette émancipation. Ni les donations, ni les diplômes, ni les faveurs des princes n'auraient suffi pour rendre libres les habitants des petits cantons, ou ceux des pays et des villes qui plus tard entrèrent dans leur alliance, si l'ardent amour de la liberté ne les avait pas perpétuellement inspirés, leur enseignant à profiter des circonstances, à user tour à tour de prudence ou de résolution, à savoir attendre comme à savoir persévérer, à avancer à petits pas, mais à avancer toujours, à ne se rebuter point et à ne désespérer jamais. Ce sont là des qualités qui ne se donnent ni ne s'octroyent,

mais qui seules, dans la lutte pour l'indépendance, finissent tôt ou tard, pourvu qu'elles persistent, par donner la victoire. Cela ne s'est jamais mieux vu que dans la fondation de la Confédération suisse, et, pour l'avoir déjà dit, nous ne voulons pas moins le redire. Si le théâtre est étroit, si les intérêts en jeu sont loin d'être grandioses, si la conduite n'est pas irréprochable, si les détails sont chétifs et les incidents de bien médiocre importance, tout se relève et s'anoblit par le sentiment énergique, intelligent et vivace de la liberté, qui fait le fonds de cette modeste histoire. En se produisant sur un plus vaste théâtre, ce sentiment aurait eu sans doute et plus d'ampleur et plus d'éclat, mais il ne saurait être ni plus sincère, ni plus résolu, ni plus persévérant. C'est un bel exemple donné sur une petite scène. Achevons de l'étudier.

IV

LES WALDSTÆTTEN PENDANT L'INTERRÈGNE ET LE SCHISME DE L'EMPIRE (1313-1315).

Henri VII était mort en Italie le 24 août 1313, quatorze mois après avoir été revêtu, le premier des rois d'Allemagne depuis Frédéric II, du titre d'Empereur. Il fallait lui choisir un remplaçant. Ainsi se rouvrait pour l'Empire une nouvelle ère d'incertitudes et d'agitations; pour les Waldstätten, par contre-coup, une période nouvelle d'angoisse et d'inquiétudes. Du choix qui allait être fait dépendait leur sort: un adversaire de l'Autriche sur le trône achevait

de consolider et de consommer leur affranchissement; la couronne d'Allemagne rendue aux Habsbourg remettait en question tout ce qu'ils avaient jusque-là conquis d'indépendance. Il ne semblait pas, puisque l'Empire ne pouvait avoir qu'un chef, que ce ne fût pas l'une de ces alternatives qui dût se réaliser. Nous verrons bientôt que les choses se passèrent différemment, et qu'après avoir attendu plus d'un an pour donner un roi à l'Allemagne, les Électeurs finirent par lui en donner deux.

Durant cet interrègne, où tout pouvoir central était comme suspendu et où chacun des membres de l'Empire reprenait sa pleine liberté, les Waldstätten pouvaient craindre que l'Autriche ne mît le temps à protit pour se tourner contre eux et les ramener sous sa dépendance. Mais l'Autriche avait, heureusement, en ce moment même, de plus pressants intérêts qui lui faisaient porter ailleurs son attention et ses forces. Elle ajournait du côté des Waldstätten une revendication qu'elle se croyait sûre d'obtenir, lorsqu'elle le voudrait sérieusement. Ce qui, pendant l'interrègne, se passa dans les trois vallées, nous ne le savons que très-imparfaitement, mais le peu que nous en savons nous est mieux connu qu'aucun des événements antérieurs.

Ce sont encore les gens de Schwyz qui sont en scène, et c'est encore à l'occasion d'Einsiedeln que leur humeur batailleuse se donne libre carrière. Le déplaisir que doit causer cet épisode de leur histoire est racheté d'avance par la perspective du brillant fait d'armes qui devait bientôt le suivre et l'éclipser. Si c'est un triste moyen d'affirmer son indépendance et sa bravoure, que de se mettre en campagne contre des moines sans défense, ce sont des mœurs grossières qu'il en faut accuser et non pas une sorte de lâche bru

talité. La bataille du Morgarten devait, deux ans plus tard, prouver que les Schwyzois ne mesuraient pas leur courage à la faiblesse de leurs adversaires, et, en triomphant de l'Autriche, ils se lavaient, sinon du reproche, du moins de la tache, de leur razzia d'Einsiedeln. Mais n'eussent-ils pas pris cette revanche contre eux-mêmes, que nous devrions, puisqu'il se trouve sur notre chemin, donner à cet épisode une place dans notre récit. Nulle part ne se montrent, avec une plus cynique franchise, ces allures d'intempérante rudesse, dont le caractère et les annales des gens de Schwyz offrent des exemples si frappants.

Ce que l'on appelait jadis la dignité de l'histoire aurait souffert, sans doute, d'avoir à décrire une maraude à main armée, où la plaisanterie se mêle à l'outrage, et qui semble plus propre à inspirer (ce qui, en effet, a presque été le cas) la muse légère de la poésie héroï-comique, que sa plus grave sœur. Mais aujourd'hui l'histoire ne dédaigne ni ne dissimule rien de ce qui a été. La vérité lui importe plus que sa propre noblesse. Racontons donc l'expédition burlesque des Schwyzois qui déjà, dans l'un de ceux mêmes qui en furent victimes, a trouvé son narrateur, il faudrait dire son poëte, si les vers latins où il l'a célébrée pouvaient prétendre à tenir une place à côté de la Secchia rapita ou du Lutrin. Le mérite littéraire du poëme de Rodolphe de Radegg, directeur de l'école d'Einsiedeln, qui avait été, comme les moines, emmené captif à Schwyz, est aussi médiocre, que la valeur en est grande comme témoignage historique immédiat et contemporain.

Quoique le tableau soit naturellement un peu enlaidi par l'indignation et les ressentiments de l'écolâtre, rien ne saurait donner une plus exacte idée des mœurs du temps

et du caractère (trop souvent idéalisé) des fondateurs de la liberté suisse, que les incidents et les détails tour à tour empreints de violence ou purement grotesques, qui nous permettent de saisir sur le fait cette rude et primitive nature des hommes libres de Schwyz. Tout ce que nous avons dit de l'organisation de leur communauté y trouve également sa pleine confirmation. Nous n'avons donc rien de mieux à faire qu'à laisser parler Radegg, dont le témoignage est aussi recevable que généralement peu connu. Sa narration, que nous allégeons des ornements de pure rhétorique et de quelques détails superflus, débute ainsi 56 :

« Il est une vallée fertile, qu'entourent de toutes parts des lacs et de hautes montagnes, c'est Schwyz, terre aussi généreuse que ses habitants sont perfides. Ce peuple n'obéit qu'à lui-même, et ne reconnaissant ni lois ni maîtres, il agit comme il lui plaît. Satan l'inspire, et le crime est. exécuté aussitôt que conçu.

<< Notre monastère est l'objet de leur fureur. Réunis en assemblée le jour même de l'Epiphanie (landsgemeinde du 6 janvier 1314), où l'Eglise entière implore du Seigneur la bénédiction de la paix, ils ont décidé, après de longs débats, d'entreprendre contre nous une expédition guerrière. Pour que le secret en soit mieux gardé, ils interceptent les chemins, appellent immédiatement aux armes tous les habitants de la vallée, et se mettent en marche de vive nuit, divisés en trois troupes, pour attaquer le couvent de trois côtés différents.

« Tout à coup, au milieu des ténèbres, la cloche nous avertit du danger; mais il est trop tard pour échapper; de tous côtés nous sommes investis. Chacun alors cherche, comme il peut, à s'évader de sa cellule pour gagner le

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