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tion violente qui aurait soustrait ces petites vallées à leur domination? Comment se fait-il, en particulier, que, lorsque, en 1311, les fils d'Albert demandent au roi Henri VII d'être remis en possession des droits et des biens qui leur appartiennent dans les Waldstätten, le roi, qui veut leur être agréable, puisse s'engager à leur rendre, après enquête, la juridiction et les propriétés que leur aïeul et leur père y ont possédées « en paix, » si, trois ans auparavant, après une longue série de troubles intérieurs, le dernier de ces princes en avait été violemment dépouillé? Jamais condition plus dérisoire eût-elle été jointe à une plus fallacieuse promesse 24 ?

Aussi toutes ces questions nous paraissent-elles ne comporter qu'une seule réponse, c'est que les actes de tyrannie et de révolte dont elles supposent l'existence, sont purement imaginaires, et que l'histoire qui, par aucun témoignage ni par aucune induction, n'en peut constater la réalité, a le droit comme le devoir de leur refuser toute créance. Nous n'aurions donc point, dans cette partie de notre travail, à nous y arrêter davantage, s'il n'était pas opportun de montrer, d'après des documents authentiques, ce que pouvaient être alors de mauvais rapports entre un vrai bailli et de vrais paysans. L'exemple ne sera pas emprunté à des lieux trop éloignés des Waldstätten, puisque le bailliage où la scène se passe est celui de Küssnacht, qui renfermait, outre le village de ce nom, ceux d'Altikon et d'Immensee, avec tout le territoire compris entre les lacs de Zug et des Quatre-Cantons.

Dans le château de Küssnacht vivait une famille de chevaliers qui tirait son nom du lieu de sa résidence, et qui tenait ce bailliage en fief des ducs d'Autriche. Le chef de

la famille, nommé Eppo, exerçait depuis bien des années la charge de bailli, que nous voyons encore douze ans plus tard entre ses mains. Mais il ne paraît pas qu'il s'acquittât de ses fonctions à la satisfaction de ses subordonnés. De là des querelles et des résistances dont, à deux reprises, en 1284 et en 1302, l'histoire a conservé les traces. Il n'y faut rien chercher ni de bien relevé ni de bien dramatique ; c'est la prose de tous les jours et les vulgaires détails de la vie matérielle. D'une part, les exactions que pouvaient se permettre dans la perception des redevances en nature, dans l'exigence des corvées, dans l'administration des biens de commune, des hobereaux cupides: de l'autre, l'obstination que des paysans, blessés dans leurs plus prochains intérêts, devaient mettre à refuser les chapons, l'avoine, les charrois et les journées, à la prestation desquels ils étaient féodalement obligés. Puis la querelle s'envenimant, les villageois avaient tenté de s'affranchir du joug de leur bailli et de brider sa tyrannie, soit en se portant à des voies de fait contre sa personne, soit en cherchant à former au dehors une alliance qui pût les mettre à l'abri de son despotisme. Cette double tentative ayant échoué, il leur avait fallu entrer en accommodement avec le seigneur Eppo, et se soumettre à une sentence arbitrale prononcée par le prévôt du couvent de Lucerne et par deux chevaliers 25.

Voilà ce qu'étaient alors les révoltes suscitées par le mauvais gouvernement des baillis de l'Autriche, et l'épisode de Küssnacht est loin d'être en Suisse, à cette époque, l'unique exemple de ce genre. Ce n'est pas que nous voulions conclure de ce qui se passait, dans des bailliages tenus héréditairement en fief, entre de petits seigneurs et leurs vassaux, à ce qui a dû se passer dans des territoires

où c'était un landammann, tiré d'une population composée en bonne partie d'hommes libres ou émancipés, qui représentait l'autorité supérieure. Nous disons seulement que c'est aussi dans le même ordre de faits, dans des vexations résultant de l'exercice ordinaire de la juridiction établie, qu'on doit chercher les griefs que les Waldstätten ont pu ressentir du gouvernement d'Albert d'Autriche. Ce prince a sans doute, comme roi et comme comte, exigé l'observation stricte des obligations et des charges auxquelles les gens des vallées étaient tenus envers lui, et nous ne pensons pas qu'ils se soient beaucoup mieux accommodés de son administration que de celle de son père, ni qu'ils aient mieux pris leur parti des entraves qu'elle imposa nécessairement à l'expansion de leur émancipation politique. Il est infiniment probable, en particulier, qu'ils ne purent donner suite à la décision qu'ils avaient prise, dans leur pacte de 1291, d'exercer eux-mêmes la haute juridiction pénale, et qu'ils furent également soumis, par la nécessité de comparaître hors de leurs vallées devant les juges du roi ou ceux du comte, à des obligations qui leur étaient onéreuses et qui contrariaient leurs prétentions à l'indépendance 26. Il est probable aussi que d'autres griefs qui nous échappent, que la perception vexatoire des impôts, par exemple, ont pu exciter chez eux des motifs d'irritation et de mécontentement. Mais d'un régime sévère à un régime tyrannique, comme du mécontentement à la révolte, il y a bien des degrés, et si l'histoire prouve, par son témoignage comme par son silence, que ces degrés n'ont point été franchis, elle n'en atteste pas moins que les confédérés, pour n'avoir pas secoué violemment la domination d'Albert d'Autriche, n'avaient ce

pendant point pris leur parti d'une situation qui comprimait leur élan vers la liberté. C'est pourquoi, s'ils sont demeurés tranquilles pendant le gouvernement de ce prince, auquel ils auraient malaisément resisté, ils se hâtent, à peine son règne a-t-il cessé, de reprendre, au point où ils en étaient demeurés, avant qu'Albert montât sur le trône, leur entreprise d'affranchissement.

III

LES WALDSTÆTTEN PENDANT LE RÈGNE DE HENRI DE LUXEMBOURG (1308-1313).

L'attentat qui, le 1er mai 1308, avait privé le fils de Rodolphe de Habsbourg de la couronne et de la vie, replaça les Waldstätten dans la position où le trépas de son père les avait déjà mis, et, une fois encore, ils eurent la satisfaction de voir le trône d'Allemagne échapper à la maison d'Autriche. De même qu'Adolphe de Nassau avait succédé au roi Rodolphe, ce fut Henri, comte de Luxembourg, qui prit à la tête de l'Empire la place d'Albert d'Autriche. Il fut élu, le 27 novembre 1308, roi des Romains. Le moment était, pour les habitants des Waldstätten, d'une haute gravité. De la politique de ce monarque dépendait, en effet, pour eux, l'alternative de voir leur indépendance reprendre un nouvel essor ou s'amoindrir de plus en plus. Les relations d'Henri VII avec les fils de son prédécesseur devaient exercer sur la double chance que les confédérés allaient courir une influence décisive, selon qu'il entrerait dans les intérêts de

ce prince d'affaiblir la dynastie autrichienne, ou de se l'attacher. La mauvaise chance parut d'abord vouloir l'emporter.

Henri VII s'était engagé, en effet, trois jours après son élection, et il réitéra cette promesse six semaines plus tard, lors de son couronnement, non-seulement à maintenir les ducs d'Autriche dans toutes les possessions et tous les droits dont leur maison avait joui sous les trois rois précédents, mais encore à leur prêter assistance contre quiconque chercherait à leur résister 27. C'était condamner d'avance toute tentative qu'auraient pu faire les Waldstätten pour se soustraire à la dépendance de l'Autriche; c'était, en particulier, leur enlever tout espoir d'obtenir la confirmation des franchises impériales auxquelles le roi Albert avait déjà refusé d'accorder sa sanction. Mais cette inquiétante perspective fut heureusement de courte durée. La promesse que le roi avait faite à deux reprises aux ducs d'Autriche demeurait inexécutée et semblait ne point devoir se réaliser. De promptes défiances s'étaient élevées dans l'esprit d'Henri VII contre l'ambition de ces princes, et les gens des Waldstätten, chez lesquels subsistait toujours plus vivant et plus éveillé le désir de l'indépendance, se hâtèrent de profiter des premiers symptômes de ce refroidissement, pour solliciter du monarque le renouvellement et la confirmation des diplômes impériaux qui les plaçaient sous la suzeraineté immédiate de l'Empire 28. Henri, qui depuis deux mois séjournait dans la haute Allemagne, se trouvait alors à Constance; ce fut là que des députés de Schwyz, d'Uri et d'Unterwalden se présentèrent devant lui, pour lui faire part des inquiétudes qui les agitaient (vestris inquietudinibus obviare) et des dangers que courait leur indépendance. Le monarque leur prêta une bienveillante atten

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