corruption; les juges sont environnés de leurs parens, de leurs amis, de leurs habitudes. Ainsi les liaisons des juges avancent ou retardent les jugemens, si elles ne les dictent pas. Ajoutez que, dans les tribunaux sédentaires, les mêmes hommes disposent des preuves et des jugemens. Tous ces dangers disparaissent devant les assises. Sans cette institution, vous aurez en vain décrété la gratuité de la justice; et lorsqu'on voudra discuter franchement, on ne pourra s'opposer à leur établissement. Le problème est de trouver un ordre de choses dans lequel l'arbitraire soit entièrement détruit; car où commence l'arbitraire là finit la liberté. Lorsqu'une action est devant un juge, si le fait est clair, vous n'avez pas besoin de lui; s'il est obscur et compliqué, un mystère environne les opérations de celui qui doit juger, et son opinion particulière commande. Ainsi, quand le droit et le fait sont confondus, le juge abuse du fait contre le droit. Vous devez donc établir des jurés; ces hommes probes seront désignés par leurs concitoyens, inscrits par eux sur une liste honorable, et vous trouverez dans leur sein le premier rempart de votre liberté. Je n'irai pas plus loin, et je cónclus qu'ayant aboli l'ancien ordre, les jurés et les assises sont le mieux possible. Le concours du peuple et du monarque pour l'élection des juges, est, à mon avis, la contradiction la plus formelle des grands principes que vous avez consacrés: on a dit que le pouvoir exécutif doit être un ; mais qu'entend-on par ces mots, il doit être un? veut-on que tous les pouvoirs administratifs soient réunis dans sa main comme un faisceau? Rien n'est plus dangereux que de confier à la même personne le droit de faire exécuter toutes les lois. Il ne faut pas confondre celui qui a le droit de faire la loi avec celui qui a le droit de la faire exécuter. Appeler le pouvoir à intervenir dans l'élection, c'est préparer une ligue entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif; les tribunaux environnent le pouvoir dont ils dépendent d'une apparence légitime; ils déguisent ainsi le joug, et le peuple courbe la tête sans s'en apercevoir. Quelle fut l'origine de la féodalité? On flatta les seigueurs de devenir souverains; ils ne virent pas l'arti 1 fice, ils furent subjugués, et le peuple fut encore esclave.... 1 Si le roi est gouverné par un Richelieu, et qu'il ait le droit de concourir à l'élection des juges, les victimes sont désignées, et les juges les immolent. C'est pour payer encore un tribut au préjugé que l'on vous a proposé de faire élire par le peuple trois différentes personnes, et de donner au roi le droit de choisir entre les trois: je ne conçois pas comment on peut donner à un roi le droit de choisir un sujet qu'il ne connaît pas, et de donner la préférence à un sujet qu'il ne connaît pas mieux. Le roi des Français est-il donc un enfant qu'il faut amuser avec des hochets? Le peuple est appelé pour choisir un juge; sa confiance repose sur un seul homme, et jamais sur deux: s'il en nomme un second, un troisième, il n'obéira qu'à la forme. Si le roi choisit entre les deux hommes sur lesquels ne portait pas la confiance du peuple, le souverain a contrarié, peut-être sans le vouloir, la volonté du peuple, et le peuple n'est plus libre. D'ailleurs, messieurs, dans cette hypothèse, l'intrigue ferait souvent les juges ; et je ne sais si la véná❤ lité secrète, et ensuite la vénalité légale, ne se reproduiraient pas facilement; enfin, je préfère que le blâme d'un mauvais choix ne puisse remonter jusqu'au prince; et je m'élève contre une prérogative illusoire ou dangereuse, qui, sous l'un ou l'autre rapport, doit être abolie : je veux que, par la constitution, le roi ait le droit de veiller à ce que les juges soient les fidèles organes de la loi; ainsi, en même temps que je lui dispute un pouvoir chimérique, je lui en assigne un qui lui assure une véritable grandeur. Je pense donc, contre l'avis du comité, qu'il ne faut pas donner au roi le droit de choisir un juge entre trois hommes déjà nommés; il doit seulement choisir exclusivement les préposés, pour veiller en son nom au maintien de la loi. Je conclus qu'il faut laisser au peuple le droit de nommer ses juges'; au roi, celui de nommer ses procureurs. On a parlé de l'inamovibilité des juges; je crois, moi, que des juges inamovibles empiètent sur les droits du prince et sur ceux du peuple. Un juge inamovible est un être bien redoutable: je ne passerai jamais à côté de lui sans me dire cet homme a dans ses mains mon honneur et ma vie; il peut m'enlever l'un et l'autre, en blessant toutes les règles de la justice. J'aurai le droit de faire contre lui une grande et solennelle accusation; mais enfin, il est inamovible; et par cela même qu'il est inamovible, il peut n'obéir souvent qu'à son opinion injuste ou égarée. Si cet homme n'était point inamovible, il craindrait de perdre un jour la confiance dont il a besoin; et s'il n'était pas vertueux par principes, il le serait par ambition. La vertu même a besoin d'être aiguillonnée; et si elle ne se corrompt pas, elle peut s'endormir dans la mollesse. La nature a d'ailleurs partagé la vie humaine en trois âges; le premier est pour l'étude, le second, pour la récolte des fruits de l'étude; le troisième, pour le repos. Si le juge est inamovible, il arrive à ce troisième âge, avec les mêmes pouvoirs qu'il avait reçus du second, et qui devait finir avec lui dès-lors le juge survit à l'homme. J'ai vu plus d'une fois que les hommes qui n'avaient plus la force de connaître de leurs propres affaires, s'arrogeaient le droit de juger celles des autres. Les tribunaux régénérés remédieront à cet inconvénient. Ce n'est pas que je ne désirasse qu'un bon magistrat fût long-temps magistrat : mais le peuple est facile, il peut être trompé; il est juste que les suites d'un choix inconsidéré aient un terme prochain. On a dit, pour soutenir l'inamovibilité, que la profession de juge exigeait de longues études; qu'on ne serait bon magistrat qu'après avoir étudié long-temps je vous prie de considérer qu'on étudie les lois pour devenir jurisconsulte, que de jurisconsulte on devient magistrat ; mais qu'il me semble qu'on applique légèrement aux magistratures électives ce qui ne convenait qu'à de la magistrature inamovible. Dans le nouvel ordre de choses, un jeune homme ne dira pas, je. me fais juge, comme son camarade disait, je me fais marchand. Il verrà les choix du peuple dans la carrière des places de magistrature comme des accidens honorables qui ne devront jamais être le terme de l'étude, parce qu'ils ne pourront jamais être celui de la confiance. Le présent de l'inamovibilité est l'éteignoir de l'ambition de s'éclairer si le peuple s'est trompé dans son choix, l'homme inamovible sera constamment ignorant et oisif, parce qu'il aura le droit de l'être impunément. D'ailleurs, mes sieurs, ne sera-t-il pas possible de simplifier l'étude de la jurisprudence? Notre jurisprudence est aride; elle est composée de lois éparses, incohérentes et difficiles on a fait sur ces lois des commentaires pour éclairer ces ténèbres. A peine est-il dans nos différens codes quelque chose qui soit à nous. Les Romains em pruntèrent des Grecs, mais ils se rendirent propre ce qu'ils empruntèrcnt: nous avons mille codes sans pouvoir dire que nous en ayons un. Jusqu'ici nous avons eu des lois dont les tribunaux furent les défenseurs intéressés, comme les prêtres l'avaient été des oracles. Il n'est pas impossible de refaire les lois; cet ouvrage exigera peut-être même moins de temps, moins de peines qu'on ne se l'est imaginé la raison et vos principes en ont déjà dicté les premiers fondemens. Il n'y a point d'inconvénient à ce que le peuple reçoive graduellement les bienfaits qu'il attend de vous; je pense qu'il serait instant d'établir un nouveau comité chargé de proposer le plan d'un nouveau code de lois; car si vous aviez de bonnes lois, il serait moins difficile d'établir de bons juges. Je conclus que le peuple doit revenir périodiquement à l'élection de ses juges. Je passe à la question des appels. Je ne vois pas pourquoi les tribunaux de chaque district ne seraient pas organisés de manière qu'il n'y eût rien de mieux à attendre d'un autre tribunal : le régime des appels m'a toujours paru intolérable; car si un homme qui perd son procès devant un tribunal a le droit de le rapporter à un autre où il le gagne, il me semble que le même droit devrait être accordé à celui qui, triomphant au premier, est venu échouer au dernier. La raison, qui agit en souveraine, a depuis long-temps dénoncé la gradualité des tribunaux. L'utilité des deux degrés de juridiction est donc évidemment nulle. Je pense aussi que la compétence doit être la même pour tous les tribunaux. La question de compétence me paraît toujours être en embuscade aux portes des palais, pour surprendre tous ses justiciables; de là, des longueurs et des difficultés interminables. Je conclus, 1° que la constitution ne doit rien excepter de la compétence des juges; 2° qu'il sera décidé que la justice sera rendue par des juges d'assises et des jurés; 3o que le roi n'interviendra dans aucune élection de juges; 4o que les tribunaux seront périodiquement renouvelés par des élections populaires. Je fais ensuite la motion expresse qu'il soit dès à présent nommé un comité de législation, chargé de vous présenter le plan d'un nouveau code de lois. SÉANCE DU 31 MARS. [M. Target. Vous avez ordonné à votre comité de vous présenter la série de vos travaux ; qu'avez-vous fait, qu'avez-vous à faire, voilà ce qu'il faut savoir pour mesurer la carrière. On vous a appelés pour restaurer les finances, et la nation vous a députés pour lui donner une constitution. Vous ne deviez vous occuper de finances qu'après avoir rempli ce dernier objet, et vous avez décrété la contribution patriotique, quand le roi en a accepté les bases constitutionnelles.... On n'avait pas prévu que cette assem blée éprouverait pendant trois mois de grands obstacles; on n'avait pas prévu qu'après un temps aussi considérable, cette assemblée, qui devait tout faire, ne serait pas encore faite.... Vous avez trouvé la France couverte de priviléges; il n'existe plus de priviléges, il n'existe plus d'ordres; le droit de rendre la justice n'est plus un patrimoine; les biens abandonnés aux ministres du culte, rempliront leur destination; au-delà ils seront nationaux. Tout s'est abaissé devant la loi. Vous avez posé les bases de tous les pouvoirs; vous avez garanti la nation du despotisme par la loi d'une responsabilité sévère : il fallait affermir le pouvoir exécutif; vous avez commencé à le faire en rendant des décrets constitutionnels pour l'organisation d'une armée de citoyens liés par un double serment à leurs drapeaux et à leur patrie. Vous avez organisé des administrations électives rattachées à l'unité monarchique par la constitution. Tous les Français, soit qu'ils délibèrent sans armes, soit qu'ils combattent les ennemis de l'État, auront cette fierté aussi naturelle à des hommes libres que l'insolence aux esclaves du despotisme; et l'on demande ce que vous avez fait! Il vous reste à organiser l'ordre judiciaire, le ministère ecclésiastique, les miliçes nationales, l'armée, les finances et le sys8 T. V. |