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suspendre le cours ordinaire, et cela dans des vues particulières. Comment Malebranche parvient-il à concilier les miracles avec sa doctrine? Il cherche d'abord à en diminuer le nombre. Agir par des volontés particulières lui paraît si peu digne d'un être immuable, qu'il est surpris que les miracles soient si fréquents. Il est porté à croire que toutes ces histoires extraordinaires ne sont que l'effet d'imaginations superstitieuses. C'est presque nier les miracles. Malebranche n'ose pas le faire ouvertement, puisqu'il y a des miracles qui sont le fondement et l'essence du christianisme. Son embarras est grand. Il place dans la bouche du Verbe le discours qui suit: « D'ordinaire tout ce qui paraît merveilleux est effectivement tel qu'il paraît; mais tout ce qui est miraculeux n'est que rarement l'effet d'une volonté particulière de Dieu. C'est presque toujours l'effet de quelque loi générale qui t'est inconnue... Miracle est un mot équivoque. Ou il se prend pour un effet qui ne dépend point des lois générales connues aux hommes, ou plus généralement pour un effet qui ne dépend d'aucunes lois ni connues ni inconnues. Si tu prends le terme de miracle dans le premier sens, il en arrive infiniment plus qu'on ne croit; mais il en arrive beaucoup moins, si tu le prends dans le second sens (1) ».

Il y a donc des miracles proprement dits], selon Malebranche, bien qu'ils soient très rares. C'est une concession que le philosophe fait au chrétien, mais elle cadre si mal avec sa doctrine, qu'il essaie de ramener ces prodiges extraordinaires à une loi générale. Il dit que s'il arrive que Dieu n'agit pas par des lois générales, il y est déterminé par certaines circonstances qu'il a eues en vue de toute éternité, en formant cet acte simple, éternel, invariable qui renferme et les lois générales de sa providence ordinaire, et encore les exceptions à ces mêmes lois (2). Cette explication de Malebranche a trouvé faveur ; les apologistes modernes l'opposent aux libres penseurs qui nient la possibilité des miracles. Cependant, il est évident que la doctrine de Malebranche est un premier pas vers la négation du miracle; elle en diminue, elle en ôte le merveilleux. C'est l'effet des lois éternelles; si Dieu admet une exception à côté de la règle,

(1) Malebrunche, Méditations chrétiennes, t. I, pag. 331. (Édit. Charpentier.) (2) Idem, Entretiens sur la métaphysique, t. I, pag. 120.

cela n'empêche point l'exception de faire partie de la règle; l'exception devient donc une loi de la nature, comme la règle. L'exception n'a rien de plus merveilleux que la règle, l'un et l'autre sont naturelles. De là à nier les exceptions, il n'y avait pas loin. Aussi Bossuet s'effrayait-il de la doctrine de Malebranche: il dit qu'en suivant ses raisonnements, on finira par rendre tout naturel, jusqu'à la résurrection des morts et la guérison des aveugles-nés (1). L'on voit que l'explication des miracles, tentée par les orthodoxes, conduit, de l'aveu même des orthodoxes, à la négation du surnaturel. Il faut aller plus loin, et poursuivre les apologistes jusque dans leurs derniers retranchements. Malebranche a dû admettre une intervention particulière de Dieu, se manifestant par une violation des lois générales de la nature, ou ce qu'il appelle une exception. C'est le seul moyen de sauver la révélation chrétienne, avec son fondement miraculeux de l'incarnation de Dieu qui se fait homme. Mais suffit-il de mettre le mot d'exception à la place de violation pour sauver les miracles? En admettant que Dieu puisse créer un monde auquel il impose des lois générales avec certaines exceptions prévues d'avance, il reste à démontrer que Dieu a voulu un ordre pareil, et pourquoi il l'a voulu. Ici la toute-puissance de Dieu n'est plus en jeu; on peut l'admettre, avec les chrétiens, tout en niant que Dieu veuille faire des miracles.

No 2. Dieu veut-il faire des miracles?

C'est Rousseau qui pose la question et il n'ose pas trop y répondre. Il avoue que les plus grandes idées que nous puissions avoir de la sagesse et de la majesté divines sont pour la négative; il n'y a que l'orgueil humain qui soit contre. Pourquoi donc ne veut-il pas décider? C'est que, pour résoudre la question, il faudrait lire dans les décrets éternels. « Gardons-nous, dit-il, d'oser porter un œil curieux sur ces mystères. Rendons ce respect à l'essence infinie de ne rien prononcer d'elle; nous n'en connaissons que l'immensité (2)! » Spinoza est moins réservé: il nie que

(1) Bossuet, Lettre 139 à un disciple du père Malebranche. (OEuvres, t. XVII, pag. 203, s.) (2) Rousseau, Lettres de la montagne, 1" partie.

Dieu veuille faire des miracles, quand même on admettrait qu'il le peut; et nous sommes de son avis.

Il faut avant tout repousser le reproche de témérité que Rousseau adresse aux philosophes. Est-ce avoir la prétention d'entrer dans les conseils de Dieu, que de dire quelle est sa volonté dans la direction des choses humaines? Quand on croit en Dieu, il faut aussi croire à un gouvernement providentiel. Comment nous assuronsnous que ce gouvernement n'est pas une illusion? Dieu lui-même manifeste ses desseins par l'histoire, car c'est de la destinée de l'humanité qu'il s'agit. Interroger l'histoire, pour lui demander ce que Dieu veut, ce n'est pas de la présomption, c'est le devoir, c'est la mission de l'historien. Les défenseurs du christianisme, en tout cas, auraient mauvaise grâce de crier à l'outrecuidance; car les écrivains catholiques ont toujours scruté les conseils de Dieu. Quand on lit Bossuet, on croirait qu'il a assisté aux délibérations des trois personnes divines que l'Eglise appelle la Trinité. Nous ne lui en faisons pas un crime; nous lui reprochons seulement d'avoir mal lu dans le livre de l'histoire. C'est un danger, certainement, mais il existe surtout pour celui qui étudie les faits à travers le prisme de la révélation; convaincu d'avance des miracles qu'il va raconter, il en doit naturellement chercher une explication telle quelle de là l'arbitraire et le faux, et en définitive une conception purement imaginaire du passé comme de l'avenir de l'humanité. Les libres penseurs ont à se garder d'un autre écueil, celui d'exagérer l'action de l'homme pour diminuer celle de Dieu. Nous n'avons pas à redouter ce danger, puisqu'on nous a reproché plus d'une fois de donner une part trop grande à l'intervention de Dieu dans la vie des peuples. Pour le moment notre tâche est très facile; nous ne sommes que rapporteur. Ecoutons ce que disent les chrétiens et les philosophes sur la grande question que nous venons de poser.

Il serait absurde de supposer, dit Bergier, que Dieu fait des miracles sans raison, sans un motif important : ce serait agir au hasard, uniquement pour étonner les hommes. Cela serait presque puéril. Il n'y a que des hommes ou des peuples enfants qui puissent se faire une idée pareille des miracles. Mais, continue Bergier, il convient à la sagesse éternelle d'interrompre d'une manière éclatante, et dans un cas particulier, l'ordre de la nature, lorsque

c'est l'unique moyen d'éclairer, de convertir, de corriger le genre humain, d'arrêter le torrent des erreurs et des vices, de maintenir sur la terre la connaissance du vrai Dieu, d'y rétablir la vraie religion, ou d'en prévenir la ruine. Tel est le but que Dieu a eu en vue dans les miracles qui ont accompagné la fondation du christianisme. Reste à savoir si le moyen est bien choisi. Fallait-il intervertir les lois de la nature pour établir la religion chrétienne? Oui, répond Bergier; car la constance même de l'ordre physique était devenue un piége pour les hommes aveugles et corrompus, au point qu'ils n'y trouvaient plus qu'un objet d'idolâtrie. Quel moyen plus propre à les détromper que de leur démontrer que cet ordre est soumis à une volonté toute-puissante qui peut le changer? Pour ouvrir les yeux à des peuples stupides qui méconnaissent Dieu dans ses ouvrages, il faut leur prouver qu'il est le maître souverain de la nature.

Bergier prévoit qu'on lui fera une objection. Dieu ne pouvait-il pas éclairer les hommes par une inspiration intérieure? Il répond que ce serait un autre miracle et plus impossible, plus inconcevable du moins que les prodiges extérieurs. Un peuple entier adoptant subitement, unanimement une doctrine et des lois nouvelles, sans aucun signe qui lui en prouve la vérité, cela ne se conçoit point. Cette persuasion, dit-il, ne serait qu'un instinct aveugle qui ne laisserait aucune place à la réflexion, à la liberté, au mérite elle conduirait les hommes à la manière des brutes. Il vaut mieux que Dieu confirme sa doctrine par des miracles, qui laissent aux hommes leur libre arbitre (1).

Les libres penseurs avaient ruiné d'avance cette apologie des miracles on peut dire que la réfutation se trouve dans la défense même. C'est pour confirmer la doctrine révélée que Dieu fait des miracles, dit-on, c'est pour convaincre les esprits. Comment les miracles peuvent-ils être un moyen de conviction? Ce sont des événements surnaturels, par conséquent incompréhensibles. La raison ne les conçoit pas, et on veut qu'ils persuadent la raison ! Qu'est-ce que prouver une doctrine? N'est-ce pas donner aux esprits la persuasion de sa vérité? Or, comprend-on que la raison soit convaincue par des faits qui dépassent la raison? Voilà ce que di

(1) Bergier, Traité de la vraie religion, t. V, pag. 45-47, 111, s.

sait un déiste anglais (1), au dix-huitième siècle. Un philosophe français ajouta qu'il ne connaissait qu'un seul moyen d'agir sur la raison, c'est de raisonner; écoutons Diderot, son langage original donnera quelque vie à cet aride sujet (2) : « Une seule démonstration me frappe plus que cinquante miracles. Pontife de Mahomet (lisez du Christ), redresse des boiteux; fais parler des muets; rends la vue aux aveugles; guéris des paralytiques; ressuscite des morts; restitue même aux estropiés les membres qui leur manquent, miracle qu'on n'a point encore tenté, et à ton grand étonnement, ma foi n'en sera point ébranlée. Grâce à l'extrême con- . fiance que j'ai en ma raison, ma foi n'est pas à la merci du premier saltimbanque. Veux-tu que je devienne ton prosélyte? laisse tous ces prestiges et raisonnons. Je suis plus sûr de mon jugement que de mes yeux. Si la religion que tu m'annonces est vraie, sa vérité peut être mise en évidence, et se démontrer par des raisons invincibles. Trouve-les, ces raisons. Pourquoi me harceler par des prodiges, quand tu n'as besoin, pour me terrasser, que d'un syllogisme? Quoi donc! te serait-il plus facile de redresser un boiteux que de m'éclairer? >>

Déjà au dix-septième siècle, Spinoza avait réfuté l'apologie que Bergier fit des miracles à la fin du dix-huitième. Chose singulière, nous trouverons plus de religion chez le panthéiste traité de monstre par les chrétiens, que chez le défenseur en titre du christianisme. Bergier tient la nature en suspicion et l'accuse presque d'avoir contribué à jeter les anciens dans l'idolatrie; il lui faut des événements surnaturels pour ramener les peuples à la vérité. Spinoza prouve admirablement que le spectacle de l'ordre régulier de la nature a bien plus de puissance que des faits miraculeux. Un miracle est une chose qui surpasse l'intelligence humaine; il ne peut rien nous apprendre, ni de Dieu, ni de la nature. Au contraire, quand nous savons que toutes ces choses sont déterminées et réglées par la main divine, et que les lois de l'univers sont les décrets de Dieu, nous connaissons alors d'autant mieux Dieu et sa volonté que nous pénétrons plus avant dans la connaissance des choses naturelles, que nous les voyons dépendre plus

(1) Annet, Supernaturals examined. Noack, Die Freidenker, t. I, pag. 270. (2) Diderot, Pensées philosophiques, L. (OEuvres, t. I, pag. 121.)

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