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lui-même, il pense d'après les autres. « Le soin du prêtre fut toujours d'éloigner la vérité du regard des hommes (1). »

Helvétius est accusé d'athéisme et de matérialisme. Nous ne prendrons pas parti pour sa philosophie, qui est évidemment fausse; cela n'empêche pas que ce matérialiste n'ait établi la vraie tolérance, pour mieux dire, la vraie liberté, que ni Montesquieu ni Rousseau n'avaient connue, en l'identifiant avec la liberté de penser. Il n'y a qu'une face de la liberté religieuse qui resta inconnue aux penseurs du dix-huitième siècle, précisément à cause de leur mauvaise philosophie. La liberté religieuse est plus qu'un droit, c'est un devoir. L'homme doit manifester sa pensée sur la religion, comme sur toutes choses, parce qu'il est appelé à faire son salut, comme disent les chrétiens, ou à se perfectionner, comme disent les philosophes: or, comment approcherait-il de la perfection, s'il ne manifeste point librement ses convictions? si on lui impose une croyance qui n'est point la sienne? Mentir à sa conscience, est-ce un moyen de se perfectionner? Tel est cependant l'effet inévitable de la persécution. Galilée déclarant que la terre ne tourne point autour du soleil, alors qu'il avait la preuve mathématique du mensonge que l'inquisition lui extorquait, voilà l'image de l'intolérance catholique. Singulier moyen de faire le salut que celui qui commence par dégrader moralement l'homme que l'on prétend sauver!

V. Turgot

La liberté religieuse réclamée par les philosophes renverse de fond en comble les rapports que le catholicisme établit entre l'État et l'Église. Quelle est la première leçon que saint Augustin donne aux princes? Il leur fait un devoir de protéger la religion, la vraie religion, le christianisme. Et comment le protégent-ils? En extirpant l'erreur, c'est à dire, en poursuivant l'hérésie par le fer et par le feu. Cette doctrine funeste ensanglanta le moyen âge. Bossuet, le dernier Père de l'Église, la reproduit encore à la veille du dix-huitième siècle. En 1775, le roi très chrétien avait pour ministre un philosophe. Écoutons les conseils que Turgot donna à

(1) Helvétius, de l'Homme, sect. IV, chap. xix et xx.

Louis XVI, dans son Mémoire sur la tolérance: le lecteur dira où se trouve la vérité, dans la doctrine catholique ou dans la philosophie.

La formule du sacre est une protestation contre les défenseurs modernes de l'Église. Ils osent dire que l'Église prêchait l'indulgence aux princes, alors que dans la cérémonie solennelle du couronnement, elle leur faisait un devoir de persécuter les hérétiques. Turgot proposa à Louis XVI de changer la formule du serment. Il ne fut pas écouté, il ne pouvait l'être, car ce n'était rien moins qu'une révolution qu'il proposait, en demandant au roi très chrétien de rompre le lien séculaire qui existait entre l'Église et l'État. Turgot revint à la charge, et essaya de convertir Louis XVI à la tolérance. Il nie que le devoir des rois soit d'imposer leur religion à leurs sujets. Sa démonstration a la force de l'évidence: <«<< Tous les souverains n'ont pas la même religion, et chaque homme religieux se sent en sa conscience, pour son devoir et son salut, obligé de suivre la religion qu'il croit la vraie. Les souverains n'ont donc pas le droit d'ordonner à leurs sujets de suivre la religion qu'eux souverains ont adoptée. Dieu, en jugeant les hommes, leur demandera s'ils ont cru et pratiqué la vraie religion. Il ne leur demandera pas s'ils ont cru et pratiqué la religion de leur souverain, et comment le leur demanderait-il, si les souverains ne sont pas tous de la vraie religion? Jetez les yeux sur la mappemonde, Sire, et voyez combien il y a peu de pays dont les princes soient catholiques. Comment se pourrait-il que le plus grand nombre des princes étant dans l'erreur, ils eussent reçu de Dieu le droit de juger de la vraie religion? S'ils n'ont pas ce droit, comment oseraient-ils prendre sur eux de décider du sort de leurs sujets, de leur bonheur ou de leur malheur pendant une éternité entière? Tout homme a son âme à sauver; il a toutes les lumières de la raison et de la révélation pour trouver les voies du salut; il a sa conscience pour appliquer ces lumières. Mais cette conscience est pour lui seul; suivre la sienne est le droit et le devoir de tout homme, et nul homme n'a droit de donner la sienne pour règle à un autre. Chacun répond pour soi devant Dieu, et nul ne répond pour autrui. »

Les principes de Turgot sont ceux de Helvétius: c'est la liberté la plus complète de l'individu, en fait de croyance, fondée sur ce que la foi est une chose tout individuelle, sur laquelle le croyant

a seul droit de décider, et où il décide souverainement. Mais la liberté n'est qu'une des faces de la question. La religion n'est jamais un fait purement individuel; elle n'existe que si les croyants sont associés dans une foi commune, elle conduit donc nécessairement à une Église. Quels seront les rapports de l'État avec les Églises? A-t-il un droit à exercer? a-t-il un devoir à remplir? En partant du principe que la religion est le droit de l'individu, et son devoir, il semble que la conséquence logique est la neutralité entière de l'État. C'est aussi ce que Turgot dit dans les Lettres remarquables sur la tolérance, qu'il adressa à un grand-vicaire : << A parler exactement, aucune religion n'a droit d'exiger d'autre protection que la liberté (1). »

Si l'État n'a aucun devoir que celui d'assurer la liberté, est-ce à dire qu'il n'ait aucun droit sur les religions? On le prétend aujourd'hui; ce n'était point l'avis de Turgot. Il répond que «< la religion perd son droit à la liberté, quand ses dogmes ou son culte sont contraires à l'intérêt de l'État. » Hâtons-nous de dire ce que le ministre philosophe entend par intérêt de l'État. Si tout intérêt autorise l'État à proscrire une religion, n'aboutit-on pas à l'intolérance civile? Turgot n'admet point que tout intérêt suffise pour que l'État prive une religion de sa liberté. Il faut que son dogme renverse les fondements de la société. Ceci n'est plus un simple intérêt, c'est le devoir de conservation; ce devoir est aussi un droit, le premier de tous, et qui domine tous les autres. Puisque les droits des individus ne peuvent s'exercer que dans l'état de société, il ne faut point qu'ils soient de nature à rendre la société impossible. Turgot ajoute que l'on ne doit point craindre quand une religion choque un peu le bien de l'État ; le pouvoir de la raison ramènera plutôt les hommes au vrai que ne le feraient les lois par lesquelles on attaquerait des opinions que les hommes regardent comme sacrées.

Le grand-vicaire avait demandé à quoi Turgot réduisait la protection que l'État doit accorder à la religion dominante. On voit, par la question seule, qu'il y a un abîme entre les prétentions des catholiques et les principes des philosophes. Le catholicisme était encore au dix-huitième siècle religion de l'État, et il cherchera toujours, directement ou indirectement, à ressaisir sa domination.

(1) Euvres de Turgot. (Collection des économistes) t. II, pag. 494.

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Turgot répond qu'il ne peut pas être question d'une religion dominante, parce que la religion n'a de droit que sur les consciences, et chaque homme n'a dans sa conscience que Dieu pour témoin et pour juge. « Les liens de la société, dit-il, n'ont rapport qu'aux intérêts dans la poursuite desquels les hommes ont pu s'entr'aider. Ici le secours des autres hommes serait impossible et le sacrifice de leur véritable intérêt serait un crime. L'État, la société, les hommes en corps ne sont donc rien par rapport au choix d'une religion. >>

Jusqu'ici c'est la théorie pure qui parle. Mais la philosophie n'est point, elle ne doit pas être une science d'abstraction. Il faut qu'elle tienne compte des faits, sous peine de devenir une spéculation inutile. Turgot est un homme politique; l'étude de la réalité, des hommes et des choses tels qu'il les voyait sous ses yeux, l'amène à modifier la rigueur de ses déductions. En droit, l'État ne devrait protéger les religions qu'en assurant leur liberté. Mais que deviendrait cette liberté absolue en fait? N'aboutirait-elle pas d'une part à l'irréligion et à l'indifférence pour les principes de la morale? Et d'autre part ne favoriserait-elle point les pratiques superstitieuses? Turgot craint, et il n'a pas tort, que le combat de l'ignorance et de la lumière ne conduise au fanatisme plutôt qu'à la vérité. Il croit donc qu'il est de la sagesse des législateurs de présenter une religion à l'incertitude des hommes. Il veut une éducation publique pour le peuple, qui lui apprenne la probité, qui lui mette sous les yeux un abrégé de ses devoirs, sous une forme claire. L'État doit présenter en quelque sorte une religion aux hommes, parce que pour la plus grande partie, ils sont incapables d'en choisir une. Ce n'est pas que l'État prétende les forcer à adopter une religion qu'ils ne croient pas; il se borne à leur offrir le bienfait d'une instruction utile dont ils sont libres de ne pas faire usage.

Turgot conclut que l'État doit, parmi les religions qu'il tolère, en choisir une qu'il protége. Qu'entend-il par cette protection? L'État ne fera autre chose pour la religion protégée, que d'en garantir la durée, en établissant une instruction permanente, distribuée dans toutes les parties de l'État et à portée de tous les citoyens c'est à dire un curé dans chaque village, et la subsistance des ministres du culte assurée indépendamment de leur

troupeau. Turgot dit et avec raison que ce salaire est une protection, et non un droit; car, en droit, c'est à celui qui veut avoir un ministre de son culte à le payer. Ce droit, il le maintient pour les religions libres, non protégées. Il espère que, si la religion protégée est la vraie, cette protection suffira à la longue pour réunir les esprits sans violence dans une même croyance. Reste à savoir quelle est la religion véritable. D'ordinaire, répond Turgot, l'État choisira la secte la plus nombreuse; ce qui en France aurait conduit à adopter le catholicisme. Tel n'est pas l'avis de Turgot. Bien qu'il écrive à un grand vicaire, il ne ménage point les dures vérités à l'Église.

Il ne suffit point qu'une religion soit celle de la majorité, pour que l'État l'adopte. Cette religion ne peut-elle pas être fausse aux yeux de la raison, et ne doit-elle pas, en ce cas, s'évanouir devant ses progrès, comme les ténèbres devant la lumière? « Il ne faut pas élever un de ces palais de glace que les Moscovites se plaisent à décorer, et que le retour de la chaleur détruit nécessairement, souvent avec un fracas dangereux. » Le catholicisme n'est-il point ce palais de glace? Turgot, tout jeune encore, déserta l'Église, bien qu'il fût destiné à y occuper une place élevée ; il ne renia jamais sa foi philosophique. « L'État, dit-il, ne peut pas vouloir d'une religion qui impose aux hommes une multitude de chaînes qui influent sur la condition des familles et sur la constitution de la société; une religion qui met des obstacles au nombre et à la facilité des mariages, une religion qui établit un grand nombre de dogmes contraires aux principes de l'autorité politique. Cette religion, en même temps qu'elle est fausse, se ferme la voie pour revenir de ses erreurs. Turgot repousse donc le catholicisme, comme religion protégée; il le tolère simplement, comme religion libre. Il avoue que le protestantisme ne présente pas les mêmes inconvénients politiques; mais ses dogmes tiendraient-ils contre les progrès de l'irréligion? Que faire ? Turgot termine par un point d'interrogation: « La religion naturelle mise en système et accompagnée d'un culte, en défendant moins de terrain, ne seraitelle pas plus inattaquable? » Puis il s'arrête, et dit que ce ne sont point là des questions qu'il faille proposer à un grand vicaire (1).

(4) Turgot, OEuvres, t, II,.pag. 675-678.

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