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N° 2. La censure

I

Les catholiques adorent la liberté de la presse comme toutes les libertés, et, à les entendre, c'est au catholicisme que nous les devons. Voilà ce qu'on ne craint point de dire dans une époque d'aveugle réaction. Que si l'on oppose à cette glorification du christianisme traditionnel, l'intolérance et la censure, les défenseurs de l'Église répondent, que l'intolérance du catholicisme est purement dogmatique et que la censure ecclésiastique ne s'adresse qu'à la conscience. Oui, aujourd'hui nous avons la tolérance civile malgré l'intolérance théologique; nous avons la liberté de manifester nos opinions, malgré la censure romaine. Mais est-ce à l'Église que nous devons ces droits de l'homme? C'est contre elle qu'ils ont été conquis au dix-huitième siècle; assistons à la lutte : elle nous apprendra quelle est la reconnaissance que nous devons au catholicisme.

De toutes les libertés celle qui est la plus antipathique au christianisme traditionnel, c'est la liberté de penser. L'Église se résigne, à la rigueur, à la tolérance civile, ou, comme dit l'abbé Bergier, «< à l'exercice d'une religion différente de celle de l'État; >> mais elle abhorre « la licence des discours et des écrits. » Qu'on tolère les calvinistes, les luthériens et les juifs, soit, quand cela ne peut pas être autrement; mais «< il ne doit être permis à personne d'invectiver et de déclamer contre la religion dominante et contre ses chefs. » On voit ce que les abbés entendent par liberté : il leur faut d'abord une religion dominante, une religion d'État; puis ils veulent que cette religion, la seule vraie, soit assurée contre toute attaque, par la prohibition des opinions qui lui seraient hostiles. Quand les philosophes les accusent de détruire la libre pensée, ils se récrient et disent que c'est « un grossier sophisme de confondre la liberté de penser avec la liberté de parler, d'écrire, de professer l'incrédulité (1). » Ils n'ont garde de défendre à l'homme de

(1) Bergier, Traité de la vraie religion, t. IV, pag. 50.

penser librement, pourvu qu'il se taise, et qu'il ne communique à personne ce qu'il pense; mais dès qu'il manifeste sa pensée par paroles ou par écrit, il est coupable, s'il attaque la religion dominante ou l'Église d'État. Les philosophes se récrient contre cette distinction, et disent que la liberté de penser est une dérision, pour mieux dire, une impossibilité, là où il n'est pas permis de dire ce que l'on pense. En effet, comment l'homme apprendrait-il à penser librement, s'il était isolé de ses semblables? Or, la prohibition de manifester la pensée crée le plus terrible isolement, puisqu'elle empêche toute communication intellectuelle. Les philosophes ajoutent, que de droit naturel nos pensées et nos opinions sont à nous, que c'est la plus sacrée des propriétés. Bergier leur ferme la bouche, en les accusant d'ineptie.

Voltaire et Rousseau des imbéciles ! Les libres penseurs sont en bonne compagnie, ils ont avec eux, non seulement tout ce qu'il y a d'hommes de génie, mais même les plus orthodoxes des chrétiens; les premiers disciples du Christ n'ont-ils pas pratiqué la liberté de parler et d'écrire, et cela en se mettant en opposition avec la religion dominante, avec l'Église d'État? Nous demandons aujourd'hui ce que demandaient les premiers fidèles. Écoutez Arnobe « J'entends avec indignation, s'écrie-t-il, que, par ordre du sénat, il faut abolir tous les livres destinés à prouver la religion chrétienne et à combattre l'ancienne religion... Faites donc le procès à Cicéron, pour avoir rapporté les objections des Épicuriens contre l'existence des dieux. Supprimer les livres, ce n'est pas défendre les dieux, mais craindre le témoignage de la vérité. » Que répond l'abbé Bergier à ce témoignage accablant (1)? Il trouve une nouvelle distinction. Les chrétiens doivent avoir le droit de parler et d'écrire librement, parce qu'ils sont les organes de la vérité; tandis que les philosophes s'inspirent de l'esprit du mensonge. Ce qui revient à dire : « Nous et les nôtres, nous avons le droit de manifester nos pensées, mais hors de notre Église personne ne l'a. » L'orthodoxie n'a pas toujours été aussi stupide. Les premiers apologistes redoutaient si peu la liberté de penser, qu'ils la réclamaient pour tout le monde, même pour les épicuriens; ils avaient une confiance entière dans la vérité qu'ils prê

(1) Bergier, Dictionnaire de théologie, aux mots Incrédules et Livres.

chaient. Au dix-huitième siècle, les apologistes se disent toujours. en possession de la vérité, mais ils ont si peu de foi en la vérité, qu'ils réclament à cor et à cri la protection de l'État contre leurs adversaires. Pourquoi, ayant la vérité pour eux, craignaient-ils l'œuvre du mensonge? Depuis quand la lumière redoute-t-elle les ténèbres?

II

A peine l'imprimerie est-elle à l'œuvre, que l'Église s'inquiète, elle a peur de ce nouveau moyen de manifester la pensée et elle n'a pas tort, car c'est la presse qui la tuera. Nous sommes en 1515, à la veille de la Réformation. Un concile s'assemble à Rome. Que dit-il de l'imprimerie? La cour des papes était lettrée, elle n'osait pas condamner les livres; d'ailleurs, quoique étant à la veille de leur ruine, les infaillibles ne s'en doutaient point. Ils se contentent donc de réprimer ce qu'ils appellent la licence : « La science, dit le concile de Latran s'acquiert par la lecture des livres et l'imprimerie facilite aux savants des moyens sûrs pour acquérir de nouvelles connaissances. Mais il est venu aux oreilles du pape que plusieurs imprimeurs publient un grand nombre de livres latins, traduits du grec, de l'hébreu, de l'arabe qui contiennent des dogmes pernicieux et des erreurs de foi. Le concile ordonné qu'aucun livre ne sera imprimé ou publié, avant qu'il n'ait été examiné à Rome par le vicaire du pape et le ministre du sacré palais, et dans les autres diocèses par un docteur du choix de l'évêque ou par l'inquisiteur pontifical. »

Voilà la censure. C'est un concile pontifical qui l'a inventée. Et qui dit censure, dit négation de la libre pensée. Qu'on remarque bien contre qui la censure était dirigée. Il s'agissait de livres latins, par conséquent de la classe des lettrés, des hommes de science: ce sont des ouvrages traduits du grec et de l'hébreu que le concile prohibe; et tout en les prohibant, il a l'air d'aimer et d'encourager la science. Telle est l'Église. Elle adore la science aussi longtemps qu'elle est orthodoxe. Du moment où le grec et l'hébreu compromettent son autorité, elle n'en veut plus. Que sera-ce quand Luther, de sa voix tonnante, parlera au peuple dans le langage populaire?

La censure devint un remède insuffisant. Il eût fallu couper le mal dans sa racine. La Sorbonne trouva ce remède héroïque : elle conseilla à François Ier de détruire l'imprimerie (1). La chose paraît incroyable. Un homme, qui a ses cinq sens, peut-il songer à détruire une invention répandue dans tous les pays? Mais quand il s'agit de théologiens, on peut tout croire, sauf ce qui aurait le bon sens. Il est certain que les moines imputèrent la Réformation à la peste des livres (2) : n'était-il pas naturel qu'ils maudissent l'invention de l'imprimerie et qu'ils regrettassent l'heureux temps où il n'y en avait point? Quand le conseil de la Sorbonne ne serait qu'un pieux désir, le fait n'en est pas moins caractéristique; il témoigne de l'amour que l'Église porta à la presse du jour où elle y vit un danger pour sa puissance.

Le décret du concile de Latran se trouva impuissant, lorsque la Réformation eut séparé de Rome la moitié de l'Europe. Les imprimeurs ne se souciant plus de la défense des conciles, il fallut s'adresser aux fidèles, et leur signaler les livres empestés qu'ils devaient se garder de lire, s'ils tenaient à leur salut éternel; de là les Index. En 1539, Charles-Quint chargea l'université de Louvain de former une liste des livres dangereux; le pape ne manqua pas d'applaudir à cette heureuse idée. L'Index de l'Alma mater parut en 1546 comme un témoignage de l'amour que la très orthodoxe université portait aux libres recherches de la science. Quatre ans plus tard, il fallut un nouvel Index: ce fut encore l'université de Louvain qui le dressa; il eut l'honneur d'être approuvé par l'inquisition d'Espagne (3). Ainsi une université est d'accord avec l'ennemi de toute pensée libre, pour empêcher les hommes de penser librement. A quoi bon alors les universités?

Croirait-on que l'un des premiers auteurs dont l'inquisition prohiba la lecture, fut Érasme? Érasme, l'ami des papes, l'adversaire de Luther, le prince des humanistes! Il était coupable de croire que les hérétiques ne se trompaient pas toujours. Il était coupable de penser librement sur l'Église, sur les moines. Mais que devenait la science, s'il n'était plus permis de penser autrement que les inquisiteurs? L'Inquisition va nous le dire. Le grec et l'hébreu

(1) Colonia, Histoire littéraire de Lyon, t. II, pag. 621.

(2) OEcolampade, Épist. (Gerden, Hist. evang. reformat. monumenta, t. I, pag. 148.) (3) Llorente, Histoire de l'inquisition, t. I, pag. 462-464.

inspiraient une véritable terreur aux partisans du passé. Au concile de Latran, on avait prohibé les traductions. Ce n'était pas assez; il fallait empêcher de lire les originaux. L'inquisition défendit même aux maîtres en théologie de lire les bibles grecques et hébraïques, sous peine d'excommunication; et pour qu'ils ne se laissassent pas aller à la tentation, elle les obligea de livrer leurs exemplaires au saint-office, sous la même peine (1). Dira-t-on que les censures de l'Église n'étaient que spirituelles? Les rois catholiques, dignes champions de l'Église, lui prêtèrent l'aide du bras temporel pour assurer la prohibition des livres dangereux. CharlesQuint prononça la peine de mort contre ceux qui liraient les écrits de Luther, ou qui les auraient en leur possession. Philippe II décréta la peine capitale et la confiscation des biens, contre ceux qui auraient vendu, acheté, gardé ou lu les livres prohibés par le saint-office (2).

L'Index n'était donc pas une chose aussi inoffensive qu'on le dit aujourd'hui. A notre avis, ce n'est pas la peine de mort prononcée pour avoir lu ou possédé un livre qui est le plus grand crime de l'Église le meurtre du corps n'était que le moyen de tuer l'âme. Nous disons, le crime de l'Église. En effet, les papes étaient d'accord avec l'inquisition. On permit d'abord aux clercs et aux laïques de lire les ouvrages des protestants, quand ils le faisaient dans le but de combattre les erreurs des hérétiques; mais il arriva qu'en voulant réfuter les erreurs, ils se laissaient gagner au charme du poison. Paul IV révoqua toutes ces permissions (3). Ainsi il faut à l'Église l'isolement intellectuel le plus absolu pour maintenir la foi, disons mieux, pour maintenir sa puissance! Tel est toujours l'esprit de l'Église. Encore au dix-neuvième siècle, elle isole ses ministres de tout mouvement de la pensée, et elle ne conserve son empire que là où elle parvient à empêcher les hommes de penser. En 1559, le pape lança une bulle nouvelle. On venait de découvrir des réformés en Espagne. L'hérésie gagnait l'arche sainte du catholicisme. Paul IV défendit à toutes personnes, même aux cardinaux et aux rois, de posséder et de lire des livres hérétiques; il enjoignit aux pénitents de déclarer s'ils avaient de ces livres,

(1) Llorente, Histoire de l'inquisition, t. I, pag. 461, 469.

(2) Idem, ibid., t. I, pag. 463, 470.

(3) Raynaldi, Annales Ecclesiastici, 1558. n° 21.

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