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un bénédictin du dix-huitième siècle. Le savant Calmet a fait une dissertation sur notre débat : « Les Gentils qui n'ont connu ni la loi de Moïse ni l'Evangile, ont-ils pu être sauvés (1)? » Il va sans dire qu'il s'agit de ceux « qui vivant au milieu des nations idolâtres sans aucune idée distincte de la vraie religion, se sont élevés par la force de leur génie jusqu'à la connaissance de l'unité d'un Dieu et des devoirs de l'homme envers l'Être souverain et envers leurs semblables, et qui ont vécu d'une manière louable aux yeux des hommes, en suivant la lumière de la raison et la loi naturelle que Dieu a gravée au fond de nos cœurs. » Calmet nie le salut des Gentils, mais toujours en faisant une réserve pour les voies miraculeuses « d'une illustration subite et d'une justification surnaturelle à l'heure de la mort. » Il ne prétend pas donner des bornes à la miséricorde de Dieu, ni sonder ses voies, ni prévenir ses jugements. Nous allons voir à quoi cette réserve sert aux infidèles. Calmet démontre que si le miracle est possible, il n'est pas probable, que du moins l'on ne saurait affirmer que les hommes les plus marquants, les plus vertueux de l'antiquité, les saints du paganisme, aient été sauvés.

<< Que l'on examine, dit notre bénédictin, la vie des plus célèbres philosophes, suivant les règles de la vraie morale (de la morale chrétienne bien entendu), qu'y trouvera-t-on qui soit digne de la récompense éternelle? Sera-ce le mépris qu'ils ont fait des idoles et des superstitions de leur temps? Personne n'en a été plus persuadé que Socrate, Platon et Sénèque. Toutefois, ce même Socrate, en buvant le poison, ne dit-il pas qu'il fallait prier les dieux que sa fin fût heureuse? Et sentant qu'il allait expirer, il dit à ses amis « Nous devons un coq à Esculape, je vous prie de ne pas manquer de le lui offrir. » Voilà les partisans du salut miraculeux des Gentils dans un cruel embarras. Oseront-ils dire que Socrate est sauvé? Mais lui-même n'a-t-il pas prononcé sa damnation, en invoquant Esculape, au moment où il rendait le dernier soupir? Peut-on, sans absurdité, sans ridicule, soutenir que Socrate a été éclairé par la grâce à l'instant de sa mort, quand à cet instant il fait profession de paganisme? Croit-il à Jésus-Christ, est-il dans le sein de l'Église celui qui prie ses amis de sacrifier

(1) Calmet, Commentaire sur saint Pau!, t. XXIII, préface, pag. 64.

un coq à Esculape? Et si Socrate est damné, qui pourrait bien être sauvé?

Calmet conclut que tous les Gentils, y compris les philosophes, ont mérité la damnation, ou par leur idolâtrie, ou par leur infidélité, ou par leurs déguisements, ou par d'autres dérèglements. Le seul défaut de foi et de charité suffit pour les exclure à jamais du royaume des cieux. On ne peut pas même dire que les sages du paganisme aient cru en Dieu; car ils n'ont eu aucune idée distincte de la plaie du péché originel, ni du besoin qu'ils avaient d'un Réparateur. Orgueilleux et présomptueux, ils ont cru trouver dans la raison et dans les forces de la nature de quoi se garantir du vice. N'est-ce pas le contre-pied absolu de la foi chrétienne? Pour sauver au moins le plus vertueux des Gentils, les Pères de l'Église imaginèrent que Jésus-Christ était descendu aux enfers, afin d'y prêcher la bonne nouvelle à tous les pécheurs. La critique que Calmet fait de cette opinion est remarquable: «< Si réellement le Fils de Dieu s'était révélé aux infidèles, dans les enfers, évidemment il n'y en aurait pas eu un seul qui n'eût cru en lui. L'enfer serait donc vide de tous ceux qui y étaient depuis le commencement du monde. » L'enfer qui serait vide! Quelle horreur! et quelle abomination! Que deviendrait l'Église si les infidèles étaient sauvés? Si l'on peut se sauver hors l'Église, à quoi bon l'Église? A quoi bon être bénédictin, si un libre penseur va au ciel aussi bien qu'un moine? Voilà la vraie raison pour laquelle les orthodoxes tiennent tant à ce que les infidèles brûlent dans les feux éternels de l'enfer. Question de domination!

IV

Au dix-huitième siècle, le salut des Gentils émut tout le monde littéraire. Un écrivain élégant, dans un ouvrage populaire, prit la défense des anciens, non de tous, mais des meilleurs, des justes. Il semblait à l'auteur de Bélisaire que les hommes qui de leur vivant avaient été les délices du monde, que les Titus, les Trajan, les Antonin ne pourraient pas après leur mort être torturés pendant une éternité : « Je ne puis me résoudre à croire, dit le héros de Marmontel, qu'entre mon âme et celle d'Aristide, de

Marc-Aurèle et de Caton, il y ait un éternel abîme; et si je le croyais, je sens que j'en aimerais moins l'être excellent qui nous a faits (1). » Marmontel n'y entendait rien; il ne se doutait pas que sa charité était une hérésie, par conséquent un péché mortel. Si les Titus, les Trajan et les Antonin peuvent étre sauvés, eux qui ont ignoré le Christ, que dis-je, qui l'ont méconnu, qui l'ont persécuté, il faut dire que tout homme peut l'être, pourvu qu'il ait quelque petite vertu, comme dit le Père Garasse, quelle que soit du reste sa religion. Un honnête homme serait donc sauvé, par cela seul qu'il serait honnête homme! Cette énormité glaça d'horreur les théologiens, gardiens de l'orthodoxie. La Sorbonne, qui avait laissé passer les impiétés de Voltaire, lança une violente censure contre un chapitre du petit livre de Marmontel. Écoutons la docte faculté, pour notre instruction et notre salut.

Le dix-huitième siècle est l'âge de la philosophie, il ne voulait obéir qu'à la raison. Soit, disent les docteurs en Sorbonne, nous allons battre la raison par la raison. Ils soutiennent donc bravement que l'opinion du prétendu Bélisaire est contraire à la raison naturelle. La raison naturelle ne nous dit-elle point qu'il faut adorer Dieu, bien entendu le vrai Dieu? Or le Dieu des chrétien n'est-il pas le seul vrai Dieu? Donc... Voilà un syllogisme en règle, et les Sorbonistes triomphent, au nom de la raison (2). Singulière raison que celle des théologiens! Ils sont si persuadés que tout ce qu'ils ont appris à la sueur de leur front est l'expression de la vérité absolue, qu'ils s'imaginent que leurs billevesées sont de la raison naturelle. La Trinité est donc de raison naturelle! L'Incarnation est de raison naturelle! Jésus-Christ est Dieu par la raison naturelle! Laissons là la raison naturelle des docteurs en Sorbonne, et écoutons ce qu'ils nous disent du salut des Gentils, au point de vue de l'Ecriture et de la tradition. Ici ils sont dans leur élément et ils vont confondre les apologistes modernes. Dans l'Évangile de saint Jean, Jésus-Christ dit : «Je suis la voie, la vérité et la vie; personne ne va au Père que par moi ». Est-ce que par hasard les Trajan et les Antonin étaient dans cette voie? et s'ils n'y étaient pas, comment seraient-ils admis dans le royaume du

(1) Marmontel, Bélisaire, chap. xv.

(2) Censure de la faculté de théologie de Paris, contre le livre qui a pour titre Bélisaire. (Paris, 1768, pag. 4.)

Père? La foi constante de l'Église dans tous les temps a été, comme dit l'apôtre, que ceux qui adorent les idoles ne posséderont pas la vie éternelle. Est-ce que les Caton et les Aristide nétaient pas des idolâtres? Le concile de Trente dit que, selon l'enseignement unanime et perpétuel de l'Église, la foi seule justifie, et cette foi n'est pas la connaissance naturelle de Dieu, telle que nous pouvons l'acquérir par la raison, c'est la foi fondée sur la révélation divine (1). Après cela, il est difficile de comprendre que les infidèles soient sauvés, fussent-ils des Socrates. La Sorbonne ne nie point qu'il puisse y avoir un miracle en leur faveur. C'est le cheval de bataille des apologistes modernes. Au dix-huitième siècle, les orthodoxes y mettaient plus de franchise; la Sorbonne va nous dire que le miracle que l'on invoque pour sauver les Gentils, est un miracle improbable, une pure supposition : « Dira-t-on, que Dieu dont la miséricorde est infinie aura pu user envers eux de clémence dans les derniers moments, leur inspirer la foi et les sentiments nécessaires d'une salutaire et véritable pénitence, dont la violence du mal ne leur aura pas permis de donner au dehors aucun signe? Dieu l'aurait pu, sans doute, répond la faculté, en s'écartant des voies ordinaires de sa Providence surnaturelle, en faisant un insigne miracle dans l'ordre de sa grâce, qu'il a sagement établi ». Pesons bien ces paroles. Le salut des fidèles est déjà un acte surnaturel, partant un miracle; il faudrait donc plus qu'un miracle ordinaire de la grâce pour sauver les Gentils. Mais, dit la Sorbonne, sur quoi s'appuierait-on pour soutenir que Dieu a opéré un si grand miracle en faveur des héros païens? « Pourrait-on en alléguer quelque preuve même la plus faible (2)? » Que les orthodoxes répondent à la faculté de théologie! Pour nous il est clair comme le jour, que dans sa pensée la masse des païens sont damnés, disons mieux, qu'aucun infidèle ne sera sauvé; car parmi ces infidèles au salut desquels elle ne veut pas croire, se trouve Marc-Aurèle, ce philosophe dont la morale est si pure qu'elle a fait envie à un cardinal. Si Marc-Aurèle est damné, qui donc pourrait être sauvé? Nous arrivons à la conclusion que le miracle auquel les orthodoxes recourent pour sauver les Gentils, est une excuse imaginée pour

(1) Censure de la Sorbonne, pag. 6-12.

(2) Censure de la faculté, pag. 16.

le besoin de la cause, mais qu'en réalité elle ne profite pas même aux plus sages parmi les sages.

La censure de la faculté de théologie fut une bonne fortune pour les philosophes. Voltaire écrit à d'Alembert : « Dieu maintienne votre Sorbonne dans la fange où elle barbote. La gueuse a rendu un service bien essentiel à la philosophie (1). » Le grand railleur se moque de la censure, en vers et en prose; la satire était facile; il suffisait de faire connaître la pensée des théologiens pour les couvrir de ridicule :

Princes, sages, héros, exemples des vieux temps,
Vos sublimes vertus n'ont été que des vices,
Vos belles actions, que des péchés éclatants.
Dieu juste, selon nous, frappe de l'anathème,
Épictète, Caton, Scipion l'Africain

Ce coquin de Titus, l'amour du genre humain,

Marc-Aurèle, Trajan, le grand Henri lui-même

Tous créés pour l'enfer et morts sans sacrement (2).

Voici le discours que Voltaire place dans la bouche de la Sorbonne; jamais flagellation ne fut mieux méritée : <«< Malheureux! vous apprendrez ce que c'est que de choquer l'opinion des licenciés de ma licence. Vous et tous vos damnés de philosophes, vous voudriez bien que Confucius et Socrate ne fussent pas éternellement en enfer. Cette impiété mérite une punition exemplaire. Sachez que nous damnons tout le monde, quand nous sommes sur les bancs, c'est là notre plaisir. Nous comptons à peu près 600 millions d'habitants sur la terre. A trois générations par siècle, cela fait environ deux milliards; et en ne comptant seulement que depuis quatre mille années, le calcul nous donne 80 milliards de damnés, sans compter tout ce qui l'a été auparavant, tout ce qui le sera après. Il est vrai que sur ces 80 milliards il faut ôter deux ou trois mille élus qui font le beau petit nombre; 'mais c'est une bagatelle; et il est bien doux de pouvoir se dire en sortant de table: Mes amis, réjouissons-nous; nous avons au moins 80 milliards de nos frères dont les âmes toutes spirituelles

(1) Lettre du 4 juin 1767, de Voltaire à d'Alembert.

(2) Voltaire, les Trois Empereurs en Sorbonne. (OEuvres, t. XII, pag. 188.)

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