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l'histoire lui attribue, et manquait surtout du don de l'éloquence, qu'il y avait défaut de conduite au quatrième acte, que le dénoûment était étranglé, que la versification était pleine de termes communs, de tours prosaïques, de phrases barbares; enfin que les portraits de beaucoup d'hommes illustres de l'ancienne Rome étaient sans force et sans coloris. Qu'on juge du grand talent de Crébillon, puisque, même en admettant que la plupart de ces reproches fussent fondés, Catilina avait encore produit une si vive impression sur des esprits éclairés, que l'attente avait dû rendre plus difficiles. On prétend que Crebillon avait donné plus d'étendue à son plan, et que, par une innovation que l'importance du sujet lui semblait pouvoir permettre, il avait composé sa pièce en sept actes, mais qu'ensuite il la réduisit aux cinq actes ordinaires, ce qui lui fit supprimer unc scène qu'on a beaucoup regrettée, dans laquelle il avait fait entrer le serment sur le sang humain, scène bien analogue à son génie! On supprima à la représentation de cette picce six vers dont on craignit que 'on ne fit l'application à Mme. de Pompadour; les voici: Probus les adresse à Fulvie.

Vous n'aimâtes jamais; votre cœur insolent Tend bien moins a l'amour qu'à subjuguer l'amant; Qu'on vous fasse régner, tout vous paraîtra juste; Et vous mépriseriez l'amant le plus auguste, S'il ne sacrifiait au pouvoir de vos yeux Son honneur, sou devoir, la justice et les dieux (1). A soixante-seize ans, Crébillon composa sa tragédie du Triumvirat, qu'il fit jouer à l'âge de quatre-vingt-un ans. Il voulait réparer en quelque sorte, disait-il, le tort qu'il avait fait à Cicéron par son Catilina; mais son

(1) On ne sait pourquoi ces vers n'ont pas été

rétablis dans les éditions nombreuses des OEuvres de Crébillon; on devait au moins les conserver comme variantes,

génie, comme son corps, était sur son déclin; on n'y trouva qu'un reste de chaleur et de force. La pièce fat d'abord accueillie froidement, puis reprit quelque faveur, que l'on doit regarder moins comme preuve de succès que comme marque de respect pour le grand âge de l'auteur d'Electre et de Rhadamiste. Pendant le temps qui s'était écoulé entre la tragédie de Xercès et celle de Sémiramis, il en avait entrepris une de Cromwell, mais il reçut une défense de continuer sa pièce, défense à laquelle il se soumit, mais qui dut accroître encore l'aversion de ce génie fier et indépendant pour l'autorité arbitraire. Telle a élé la carrière dramatique de Crebillon. Quelque diverses que soient les opinions sur ses ouvrages, quelque spécieuses que soient les critiques qu'on en a faites, sa réputation est fixée, il reste placé, d'une commune voix, au rang des tragiques du premier ordre. En vain La Harpe a-t-il essayé de le faire descendre de cette place, et de le classer, de son autorité magistrale, parmi les tragiques d'un ordre inférieur; l'opinion publique proteste con tre ce jugement, évidemment dicté par la prédilection de La Harpe pour Voltaire. Cette opinion publique, toujours exempte de partialité, juge Crebillon et Voltaire également dignes d'être associés à Corneille et à Racine. Mal gré tous les reproches qu'un goût se vère, mais peut-être trop pointilleux, peut faire à l'auteur d'Electre et de Rhadamiste, il méritera toujours ce rang honorable. Ses défauts sont nom breux, sa diction est souvent dure et incorrecte, parfois même très obscure, mais, il faut le dire, il faut le repeter souvent, dans un siècle où l'on vante peut-être trop exclusivement l'élégan ce, la pureté, la correction, ce ne sont que les moindres qualités du style. La

chaleur, l'énergie, la véhémence et la variété des mouvements, voilà ce 'qui donne la couleur et la vie. En un mot, ce ne sont point les défauts qui enpêchent de vivre les ouvrages, c'est l'absence des grandes qualités. Celles de Crébillon sont éminentes; elles sont d'un ordre supérieur. Après Corneille et Racine, il a imaginé et su faire mouvoir de nouveaux ressorts, il a créé un genre, découvert de nouvelles beautés; sa manière est large et originale. S'il est vrai qu'il soit quelquefois noir jusqu'à l'horreur, il n'est pas, comme d'autres l'ont été depuis, noir et froid, ce qui est le dernier degré de la médiocrité dramatique. Les rôles d'Atrée, de Rhadamiste et de Catilina développent tous les replis les plus cachés du coeur humain; Crébillon en a sondé toutes les profondeurs. Electre renfer me des scènes qui ont toute la pureté, toute la vigueur de l'antique.Eh! que de rôles tendres, élevés, touchants, adoucissent l'âpreté et la rudesse des caractères qui inspirent la terreur! Quel intérêt inspirent l'innocent Plistène, la vertueuse Zénobie, le vaillant et noble Palamède! Racine aurait-il désavoué les belles scènes d'Arsame et de Rhadamiste, d'Oreste et d'Electre, et Corneille fait-il parler à ses héros un plus beau langage que celui de Pharasmane et de Neoptolème? Voilà des beautés qui font oublier les plus grands défauts, et qui rendront leur auteur digne à jamais du rang où on l'a placé. Crebillon n'écrivait ni le plan de ses pièces, ni rien de ce qu'il composait. Tout son travail restait dans sa mémoire, mais sa mémoire était prodigieuse. Il ne lui faisait rendre ce qu'il lui avait confié que lorsqu'il s'agissait de distribuer ses roles. On pourrait attribuer à ce defaut d'écrire les imperfections de sa diction, mais peut-être aussi lui doit-on tes tours hardis, ces mouvements

pleins de chaleur, ces jets vigoureux d'un génie original, qui ne laissent voir aucune trace de l'art et nous montrent la nature dans toute sa féconde irrégularité. J'oserais dire que c'est là ce qui constitue le style, ce style qui est tout l'homme, selon l'expression de Buffon. Il nous reste à dire quelque chose des particularités de la vie et du caractère de ce grand poète. Nous avons déjà parlé de ses premières années, et nous ajouterons quelques anecdotes à celles que nous avons déjà citées. Crébillon était d'une constitution très robuste, mais il ne la ménageait point. Il mangeait prodigieusement, dormaitpeu, et, par goût, couchait sur la dure. Il fumait beaucoup, aimait les animaux avec excès; car on peut appeler manie plutôt que sensibilité le goût qu'il avait pour les chiens et les chats. Il en avait rempli la retraite obscure dans laquelle il vivait. Il ramassait dans les rues ceux qui l'intéressaient davantage : les plus malades, et non les plus beaux, avaient la préférence. Ce genre de vie extraordinaire ne devait pas le faire aimer ni rechercher. Aussi quelques conteurs d'anecdotes ont élevé des ges sur ses sentiments et ses mœurs, l'ont accusé de servilité et de bassesse. Nous aimons à croire que ces imputations sont calomnieuses. La pauvreté de Crébillon ayant accru sa fierté naturelie, lui avait fait contracter insensiblement ces habitudes cyniques, fruits d'une misanthropie exagérée. « J'aime >> les animaux, disait-il, depuis que » je connais trop bien les hommes. » S'il eût été servile et bas, pourquoi ne serait-il pas devenu opulent? C'est à cette détresse que l'on doit attribuer la nécessité où il se trouva de provoquer un arrêt du conseil qui jugea que les productions de l'esprit ne sont point au rang des effets saisissables, arrêt qu'il opposa aux créanciers qui avaient fait

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CRÉ

saisir sa part d'auteur dans les représentations de ses pièces. Il ne rendait point de visites, ne répondait point aux lettres, mais, de son côté, il n'exigeait rien de personne. Quoique d'un caractère grave et sérieux, il avait de la gaîté dans l'esprit, mais il méprisait la satire. Un jeune poète vint un jour le consulter sur une satire qu'il avait composée. Il l'écouta tranquillement, et quand sa lecture fut achevée : « Jului dit-il, combien ce malheu>> reux genre est facile et méprisable, >> puisqu'à votre âge vous y réussis» sez. » Il n'enviait point le succès d'autrui et ne travaillait aux siens par aucune manœuvre. Un parent lui demandait un billet pour un ami qui voulait voir Catilina. Crébillon le refusa : « Je >> ne veux pas, dit-il, que quelqu'un se » croye obligé de m'applaudir.-Ce>> lui pour qui je viens, répliqua le pa» rent, ne vous fera pas plus de grâce » pour cela; je vous en réponds.-A la » bonne heure. En ce cas, Vous aurez » le billet. » L'envie et la calomnie avaient fait courir le bruit que ses pièces étaient d'un frère qu'il avait chez les chartreux. Ayant un jour récité devant un jeune homme une scène de tragédie, celui-ci eu répéta sur-le-champ plusieurs tirades entières. « Monsieur, s'écria gaîment » Crébillon, seriez-vous par hasard » le chartreux qui fait mes pièces? » Etant tombé dangereusement malade, son médecin, dont la prévoyance intéressée fut heureusement déçue, lui demanda les deux actes de Catilina, les seuls qu'il avait eu le temps de composer. L'auteur lui répondit par ce vers de Rhadamiste :

Ah! doit-on hériter de ceux qu'on assassine?

On dit que Voltaire avait lui-même demandé Crébillon pour censeur de sa tragédie d'Oreste. Il en reçut cette

CRÉ

réponse: « J'ai été content du succès » de mon Electre ; je souhaite que le >> frère vous fasse autant d'honneur » que la sœur m'en a fait. » Il est difficile d'allier à une noble fierté plus de mesure et de délicatesse. Cette réponse prouve que Crebillon ne partageait aucunement les manœuvres produites par la prévention exagérée dont on le rendait l'objet, au détriment de la gloire de Voltaire. L'auteur de Mahomet fut moins juste et moins sage dans sa conduite envers son rival. Nous trouvons très naturel qu'avec son caractère ardent et irascible, il ait senti vivement l'injustice qu'on lui faisait de le placer trop au-dessous de Crébillon; mais ce n'était pas une raison peut-être pour attaquer la renom. mée de ce grand tragique, et essayer de la détruire en traitant les mêmes sujets que lui. Cette entreprise, au reste, lui a fort médiocrement réussi. Semiramis est un sujet de pure invention, si différemment traité par les deux auteurs, qu'on ne peut dire que Voltaire ait voulu, en le traitant, rivaliser avec Grébillon. D'ailleurs la Semiramis de l'auteur de Rhadamiste, bien loin d'être un de ses titres de gloire, n'avait eu aucun succès et était complètement oubliée. Rome sauvée est donc le seul ouvrage où il ait réellement vaincu l'auteur de Catilina, et cette victoire sur un vieillard de quatre-vingts ans n'est pas très glorieuse. Oreste est sans contredit mieux écrit qu'Electre; la composition des trois premiers actes de Voltaire est moins romanesque, plus antique, et plus belle que celle des trois premiers actes de Crebillon; mais les deux derniers actes d'Electre sont incomparablement supérieurs à ceux d'Oreste, dont il est bien reconnu que l'intérêt ne se soutient pas, et même décroît d'une manière tellement

sensible, que cet ouvrage n'a pu se maintenir avec succès au théâtre, tant il est vrai qu'il y a, dans cet art difficile, des secrets que le génie seul nous révèle, et qui échappent aux écrivains les plus habiles et les plus expérimentés. Quant aux Pelopides, l'on peut regarder cette dernière tentative de Voltaire, comme une des plus malheureuses qu'il ait faites. La supériorité de l'auteur d'Atrée est suffisamment démontrée, et cette défaite absolue d'un rival ambitieux n'est peutêtre pas un des moindres titres de gloire de Crébillon. Son entrée à l'académie française fut marquée par

une innovation. Il fit son discours de réception en vers. Ce n'est pas un morceau très remarquable pour le talent, mais on y voit avec plaisir l'expression d'un cœur plein de droiture et de la plus austère probité. Lorsqu'il

prononça ce vers:

Aucun fiel n'a jamais empoisonné ma plume,

les plus vifs applaudissements se firent entendre ; jamais hommage plus éclatant et plus flatteur ne fut rendu au génie et à la vertu réunis. Crébillon lisait beaucoup de romans. Il faisait un cas particulier de ceux de la Calprenède. Son goût pour cette sorte d'ouvrages était tellement vif, qu'il ne se contentait pas d'en lire, mais qu'il passait des journées entières à en composer. On doit peut-être regretter que sa paresse l'ait empêché de les confier au papier. Un jour qu'il était fort occupé d'un de ces romans, dont la composition lui causait tant de plaisir, quelqu'un entra chez lui brusquement. « Ne me troublez pas, » lui dit-il, je suis dans une situation » intéressante; je vais faire pendre » un ministre fripon et chasser un mi»nistre imbecille. » Il ne se permettait guère d'épigrammes, mais on a

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vu, par les anecdotes que nous avons rapportées, qu'il avait parfois des saillies fort heureuses et fort gaies. Nous y ajouterons celle-ci : Un jour, au milieu d'une nombreuse société, quelqu'un lui ayant demandé lequel de ses ouvrages lui paraissait le meilleur : « Je ne sais, répondit-il, mais ( (en >> montrant son fils), voilà, je crois, le » plus mauvais. Monsieur, répli » qua le fils avec vivacité, c'est que » celui-là n'est pas du chartreux. >> Dans le temps qu'il travaillait à finir son Catilina, un de ses amis entra brusquement chez lui et parut étonné de le voir entouré de quatre corbeaux. « Paix, paix, lui dit-il, ce sont mes » conjurés. » Nous croyons qu'aucun biographe n'a encore cité le trait suivant. Crébillon ayant eu, en qualité de directeur de l'académie, l'occasion de haranguer Louis XV, quelqu'un parat surpris de l'assurance avec laquelle il avait parlé. « Eh! pourquoi » répondit-il, aurai-je été embarrassé » de parler à un prince qui ne peut » faire trembler ses sujets que par la » crainte de le perdre. » Il dédaignait le régime, les remèdes et les conseils des médecins. Ayant négligé un érysipèle qui lui était venu aux jambes, l'humeur rentra, il devint languissant, et mourut des suites de cette maladie, le 17 juin 1762, à l'âge de quatre-vingt-huit ans. Louis XV ayant appris sa mort, en témoigna des regrets et donna des ordres pour que l'on érigeât un tombeau à ce grand tragique dans l'église de St.-Gervais, où il fut inhume. Honneurs tardifs rendus à un écrivain dont la noble misère avait été oubliée pendant les plus belles années de sa vie! Lemoine, célèbre sculpteur, fut chargé de ce monument, dont l'exécution, jusqu'à nos jours, était demeurée imparfaite. Ce mausolée, qui vient enfin d'être ter

-miné, a trouvé place au musée des Monuments français. Quelques temps après sa mort, les comédiens français lui firent faire un service très pompeux dans l'église de St.-Jean-de-Latran. On y vit réuni tout ce qu'il y avait de plus distingué par le rang et la naissance, et les membres des académies, les gens de lettres et les artistes. La foule fut si grande que l'église pouvait à peine la contenir. Il est fâcheux d'avoir à remarquer que cette cérémonie donna lieu à beaucoup de plaisanteries fort amères de la part de Voltaire, et qu'il en prit occasion d'ajouter encore aux critiques virulentes qu'il avait déjà publiées sur les ouvrages de Crébillon. Nous citerons entre autres, un écrit publié sous ce titre d'Eloge de Crébillon, et qui n'est qu'une amère satire contre ce grand tragique, dont Voltaire se montra toujours lâchement jaloux. Après le brillant succès de Catilina, Louis XV fit imprimer les OEuvres de Crébillon, par l'imprimerie royale du Louvre, en 1750, 2 vol. in-4., et il en abandonna le profit à l'auteur. Le Triumvirat, qui fut joué depuis, ne fut pas imprimé aux frais du roi, mais on l'a ajouté au tome II, Les autres éditions sont celles de 1757, 3 vol. in-12, 1759, 2 vol. gr. in-12; de 1772, 3 vol. pet. in-12, augmentée de la vie de l'auteur par l'abbé de la Porte; de 1785, 3 vol. in-8°., fig. de Marillier; de 1796, 2 vol. in-8°., p. vélin, fig. de Peyron. Une édition de Crébillon est sortie des presses de Didot aîné, 1812, 3 vol. in-8°.

CH-N.

CRÉBILLON (CLAUDE-PROSPER JOLYOT DE), fils du précédent, né à Paris en 1707, mort le 12 avril 1777, est auteur de plusieurs ouvrages légers, et plutôt licencieux que galants. «Il semblerait, dit La Harpe,

» que ce fut au fils de l'auteur d'Atrée » et de Rhadamiste à faire les romans >> noirs et tragiques de l'abbé Prevost » plutôt que le Sopha, Tanzai et » autres productions frivoles. » D'Alembert, qui, dans tous ses éloges, s'abandonne à la manie stérile des parallèles, n'a pas manqué d'en faire un entre Crebillon père et Crébillon fils; ce jeu d'esprit ne peut répandre quelques lumières que lorsque les deux personnages mis en comparaison se sont élevés l'un et l'autre, chacun dans leur genre, à un degré supérieur, et c'est ce qui ne peut être reconnu dans le parallèle de ces deux écrivains. « Crébillon le » père, dit d'Alembert, peint du co» foris le plus noir les crimes et les » méchancetés des hommes; le fils a » tracé du pinceau le plus délicat et » le plus vrai les raffinements, les »> nuances et jusqu'aux grâces de nos »vices. » En lisant cette phrase, ne serait-on pas disposé à regarder Crébillon fils comme un écrivain d'un talent très distingue, et même supé rieur à son père, puisque de son côté sont la délicatesse et la vérité, et que l'auteur de Rhadamiste n'a que le coloris le plus noir? Etrange abus de la nécessité de faire des phrases! D'Alembert n'est guère plus judicieux lorsqu'il ajoute que Crebillon fils a peint « cette légèreté séduisante qui »rend les Français ce qu'on appelle » aimables, et ce qui ne signifie pas » dignes d'étre aimés; cette activite » inquiète qui leur fait éprouver l'en»nui jusqu'au sein du plaisir même, » cette perversité de principes dégui>>sée et comme adoucie par le masque >> des bienséances; enfin nos meurs » tout à la fois corrompues et frivo»les, où l'excès de la dépravation se » joint à l'excès du ridicule. » Gertes, si Crébillon fils eût peint tout cela

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