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carrière aucune épreuve, pas même celle des persécutions jalouses que son humilité devait écarter et prévenir, le père Girard n'est réellement pas un étranger pour nous. Son ancienne école de Fribourg était avant tout une école française. Il y a quelques années, il reçut du roi la croix d'honneur, sur l'heureuse initiative d'un de nos confrères, alors ministre de l'instruction publique ; le livre qu'il vient de publier est écrit dans notre langue avec cette netteté, cette abondance, ce tour vif et simple auquel nous croirons toujours reconnaître un talent indigène ; et enfin, quoique naturalisé Suisse, l'auteur de ce livre, le père Girard, est Français d'origine.

» Quant à l'ouvrage même, il présente et il résout une question pleine d'intérêt, surtout pour un pays qui, comme le nôtre, a noblement entrepris de généraliser l'instruction primaire, et de la rendre accessible et utile à tous.

» Un tel principe, en effet, une fois posé, dans quelle mesure et par quelle voie peut-il le mieux se réaliser? Là où la durée de l'enseignement doit être courte et son objet borné, il importe avant tout de bien choisir la méthode; car de ce choix dépendra l'éducation même. Cette méthode est-elle purement technique, a-t-elle pour but exclusif la lecture, l'écriture, les règles de la grammaire et du calcul, l'enfant du peuple sera peu instruit et ne sera point élevé. Une tâche difficile charge sa mémoire, sans développer son âme. Un procédé nouveau est mis à sa disposition; un atelier de plus lui est ouvert, pour ainsi dire; mais la trace de cette instruction sera peu profonde, se perdra même quelquefois par défaut d'application et d'exercice; et elle n'aura point agi sur l'être moral trop souvent absorbé dans la suite par l'assiduité monotone ou la fatigue excessive des travaux du corps. La seule, la véritable école populaire est donc celle où tous les éléments d'étude servent à la culture de l'âme, et où l'enfant s'améliore par les choses qu'il apprend et par la manière dont il les apprend. Cette idée simple et les conséquences qu'elle entraîne dans la pratique, le vertueux instituteur de Fribourg les avait saisies dès le premier âge dans l'exemple de sa propre mère et dans les soins qu'elle donnait à une famille de quinze enfants. Il fut dès lors frappé, nous dit-il, de ce qu'il a depuis ingénieusement appelé la méthode maternelle, en voyant comment la parole est mise sur les lèvres de l'enfant, et comment les pensées et les mots lui arrivent par une leçon instinctive où la mère, en lui nommant les objets sensibles, éveille en lui les idées morales, et lui parle déjà du Dieu qui a fait tout ce qu'elle lui montre. Longtemps après, lorsqu'il fut instruit dans les sciences, et dévoué par la vie religieuse au service de l'humanité, le P. Girard se souvint de ces leçons domestiques; il se demanda si ce mode d'enseignement donné par la nature ne devait pas être constamment suivi; et il demeura convaincu que l'étude du langage, qui n'est autre que celle de la pensée même, pouvait devenir le plus complet instrument d'éducation, comme elle en était le premier.

>> A la même époque, en Suisse également, un autre instituteur célè

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bre, Pestalozzi, exagérant une idée de Locke, voyait dans les mathématiques le fonds de toute instruction, et prétendait se servir de cette science comme de la forme la plus heureuse et la plus sûre pour développer et diriger l'esprit de l'enfance. Le père Girard, qui estimait les innovations ingénieuses et le zèle créateur de Pestalozzi, lui faisait cependant un jour quelques objections sur le principe dominant de sa méthode. « Je veux, répondait Pestalozzi dans son ardeur d'exac>> titude, que mes enfants ne croient rien que ce qui pourra leur être >> démontré comme deux et deux font quatre. En ce cas, reprit >> doucement le vrai philosophe, si j'avais trente fils, je ne vous en con>> fierais pas un ; car il vous serait impossible de lui démontrer, comme >> deux et deux font quatre, que je suis son père, et qu'il doit m'aimer.>> Pestalozzi, qui avait emprunté de Rousseau, et appliquait heureusement quelques vues utiles sur l'éducation physique de l'enfance, mais qui comprenait aussi toute la force du principe moral, ne discuta pas longtemps, et convint qu'il fallait admettre à l'égal des réalités mathématiques les vérités prouvées par la conscience et sensibles au cœur.

» Mais, sur d'autres points, le contradicteur de Pestalozzi avait à combattre une autorité plus grave dont la séduction éloquente, affaiblie pour nous, dominait encore beaucoup d'imaginations candides ou systématiques de Suisse et d'Allemagne. Même après 1789, et l'expérience formidable qui, dans les années suivantes, avait mis en action certaines idées de Rousseau, ces idées n'avaient pas perdu leur empire. Le paradoxe célèbre, développé dans Emile, cette opinion au moins étrange qui, par respect pour la sublime notion de la Divinité, voudrait en préserver l'enfance, la lui cacher, la lui refuser, de peur qu'elle ne la reçût trop aveuglément, cette théorie contraire à la philosophie comme à la nature, et si hautement démentie par nos lois actuelles, avait gardé des partisans spéculatifs, même dans les pays où le culte public n'avait matériellement souffert aucune atteinte. On connaît les écoles sans culte un moment essayées en Angleterre par le réformateur Owen. Quelques tentatives d'éducation solitaire furent faites ailleurs dans le même système. On a pu lire, il y a quelques années, le récit ou plutôt la confession psychologique d'un écrivain 1, d'un philosophe allemand, que son père avait soumis à l'épreuve conseillée par l'auteur d'Émile. Resté seul, par la perte d'une femme tendrement aimée, ce père, homme savant et contemplatif, avait conduit dans une campagne écartée son fils en bas âge ; et là, ne lui laissant de communication avec personne, il avait cultivé l'intelligence de l'enfant par le spectacle des objets naturels placés près de lui, et par l'étude des langues, presque sans livres, et en le séquestrant avec soin de toute idée de Dieu. L'enfant avait atteint sa dixième année, sans avoir lu ni entendu prononcer ce grand nom. Mais alors son esprit trouva ce qu'on lui refusait. Le soleil, qu'il voyait se lever chaque matin, lui parut le bienfaiteur tout-puissant

1 M. Sintenis.

dont il sentait le besoin. Bientôt il prit l'habitude d'aller dès l'aurore au jardin rendre hommage à ce dieu qu'il s'était fait. Son père le surprit un jour, et lui montra son erreur, en lui apprenant que toutes les étoiles fixes sont autant de soleils répandus dans l'espace. Mais tel fut alors le mécompte et la tristesse de l'enfant privé de son culte, que le père, vaincu, finit par lui avouer qu'il existait un Dieu, créateur du ciel et de la terre.

» Le père Girard, Messieurs, avait devancé dès longtemps cette réfutation expérimentale de la méthode de Rousseau. Dès 1799, dans un plan d'éducation qu'il proposait au gouvernement fédéral de la Suisse, il développait son principe d'enseignement, qui consiste à lier toujours à tout travail de la mémoire et du raisonnement, une leçon religieuse et morale, un sentiment de l'âme. Mais il n'eut occasion d'appliquer ce principe à l'enseignement primaire qu'en 1804, après les orages que le contre-coup de notre révolution avait fait passer sur la Suisse, et lorsque les autels venaient d'être relevés en France par l'instinct social d'un grand homme. L'École de Fribourg, qu'il fut appelé à diriger alors, réalisa bientôt le modèle d'une instruction élémentaire, en partie mutuelle, qui, donnant à tous les enfants un caractère commun de rectitude et de pureté, s'élevait avec les dispositions de quelques-uns d'entre eux, et les conduisait jusqu'où les portait leur esprit. Cette méthode, essayée, reprise, perfectionnée pendant une épreuve de dix-neuf ans, est-elle tout entière dans le livre que l'Académie couronne aujourd'hui ? Non, sans doute. Le détail, les applications manquent; mais on discerne les principes lumineux du maître, on entend sa voix persuasive, son accent du cœur, qui rappelle quelque chose de Fénelon ou de Rollin, avec une sorte de liberté moderne et de judicieuse hardiesse. Ce que le père Girard veut former surtout, c'est la justesse d'esprit et la droiture de cœur. Ce qui s'appelle ordinairement du nom d'instruction, la lecture, la grammaire, l'analyse du langage, n'est pour lui qu'une forme, un cadre où il prétend renfermer une à une les principales vérités de la conscience et de la foi, de sorte que l'enseignement élémentaire qu'il donne comprenne toute une éducation religieuse et morale. La règle est posée ; il reste à voir, dans la suite de l'ouvrage, par quel art ingénieux et sans effort le maître pourra lier et ramener toujours les déductions souvent arides de l'enseignement élémentaire à quelque vérité religieuse, à quelque sentiment du cœur. Que le vertueux vieillard, qui a conçu et pratiqué ce système salutaire d'études et qui vient d'en tracer l'introduction d'une main si ferme encore, achève de rassembler ses souvenirs, ou plutôt de les publier! Il n'est pas d'écrit qui mérite mieux d'être offert à la France, et qui, en répondant à la constitution généreuse de l'enseignement primaire dans notre pays, puisse donner à cet enseignement de plus sages et de plus utiles conseils. »

PRÉFACE

DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

Je viens proposer aux guides de l'enfance un moyen d'éducation tout à la fois ancien et nouveau; ancien, puisqu'il s'agit de l'enseignement régulier de la langue maternelle qui se donne de temps immémorial dans les familles comme dans les écoles; nouveau, car cet enseignement qui s'est borné jusqu'ici aux expressions de la langue, doit désormais servir tout entier à former l'esprit et le cœur des élèves.

Cet ennoblissement d'une chose toute vulgaire n'est point un simple projet formé en bonne intention sur quelques aperçus qui pourraient promettre beaucoup et tenir peu; c'est une amélioration qui a été longuement mise en pratique dans la nombreuse école que j'ai dirigée pendant dix-neuf ans dans ma ville natale, à Fribourg, en Suisse.

A cette école je ne me servais que de manuscrits, parce que je sentais qu'un premier essai en ce genre devait être très-défectueux, et que d'ailleurs je voulais le soumettre à l'expérience. Cependant, en 1821, j'en publiai la première partie à l'usage de nos écoles rurales, que le Conseil d'éducation voulait sincèrement améliorer. Depuis lors le désir de me rendre utile à tous les enfants, n'importe où ils eussent vu le jour, m'engagea à envoyer en France quelques exemplaires de ce travail, afin qu'il trouvât des imitateurs. C'est au Conseil royal de l'instruc

tion publique et à quatre prélats distingués que j'adressai les exemplaires, et l'on trouvera à la fin de cet écrit les réponses dont ils ont bien voulu m'honorer 1.

En ce temps j'avais sérieusement médité les principes sur lesquels s'appuyait mon travail, ainsi que les moyens de l'exécuter; mais je n'avais pas trouvé le loisir de mettre mes pensées par écrit. Je ne l'ai entrepris que depuis 1835, après mon retour de Lucerne où je venais d'enseigner la philosophie au Lycée cantonal. Ce sont des amis de l'éducation en Suisse et en France qui m'ont pressé de rédiger les feuilles que je publie ici, ainsi que de retoucher mes anciens manuscrits pour les livrer à l'impression.

Ces Messieurs étaient convaincus que nous vivons dans une époque de transition où les liens antiques, dans les familles comme dans les États, se sont grandement relâchés, et où il importe de donner de bonne heure aux enfants une profonde empreinte morale et religieuse, pour retremper ainsi les générations naissantes dans le seul élément d'ordre, de paix et de vie. Depuis longtemps je partageais cette idée, et je me suis rendu à leurs sollicitations.

J'ai donc revu et perfectionné les cahiers de mon ancienne école. L'ouvrage est presque terminé, et il verra le jour par livraisons, si, après avoir pris connaissance de cet écrit préliminaire, le public en témoigne le désir.

Je sais que je propose une grande innovation. Elle heurtera d'anciennes habitudes, quelques amours-propres

↑ Voir l'appendice à la fin du volume.

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