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En tout cela la grammaire, sa terminologie et ses règles n'ont été pour rien. La parole et la pensée se sont réciproquement reproduites, et ce sont l'imitation et l'usage qui ont fait la grande merveille. Heureusement qu'elle n'a pas eu besoin de notre art grammatical: car si les mères le possédaient, ce qui presque généralement n'est pas, leurs élèves ne sauraient rien y comprendre; tant il est vrai, comme l'a bien observé Bernardin de Saint-Pierre, que nous n'apprenons pas plus à parler par les règles de la grammaire que nous n'apprenons à marcher par les lois de l'équilibre.

Cependant, je le dirai ici en passant, nos premières maîtresses de langue feraient une chose très- utile pour le présent et pour l'avenir, si de temps à autre elles exerçaient leurs tendres élèves à la conjugaison orale par propositions, comme le conseille M. Vanier dans sa Grammaire pratique. Il ne s'agirait pas d'épuiser un paradigme, mais de prendre seulement les temps et les verbes dont les enfants font usage. Ce serait là préparer avantageusement les études qui viendront plus tard; ce serait encore former une bonne prononciation et procurer à l'enfance un plaisir qu'elle ne manquerait pas d'apprécier; car elle aussi aime à user de ses forces et à jouir ainsi de son être. Mais revenons à la méthode de la mère.

La mère n'a point directement en vue de développer les facultés intellectuelles de son élève. Vous l'entendrez bien dans l'occasion prononcer les mots de mémoire, d'intelligence, de jugement, de raison, de bon sens; mais cependant sans attacher un sens bien précis à ces dénominations, et surtout sans savoir comment il faut s'y prendre pour donner l'éveil à ces facultés. Elle se sent ellemême pleine de souvenirs, elle observe, juge, raisonné, invente et ne doute pas que tout ce qu'elle trouve en ellemême ne se trouve aussi dans son enfant, comme la rose dans son bouton, et qu'avec le temps tout se montrera. Elle va donc tout droit au but qu'elle se propose dans ses leçons de langue, et ce but est double.

A

Jamais il ne lui est venu à l'esprit d'apprendre à parler à son élève, seulement pour qu'il sache parler comme d'autres et parler correctement. Elle n'a que l'instruction de son enfant en vue. Elle tâche de lui communiquer peu à peu ses propres connaissances, et dans le nombre celles qui lui tiennent le plus à cœur et qu'elle croit être les plus nécessaires à son bien-aimé. En cela elle a soin de lui montrer par occasion les objets sensibles qui sont à sa portée et qu'il a intérêt de connaître; mais elle ne respecte point la barrière que certains instituteurs ont voulu élever entre le monde visible et le monde invisible, confinant même l'adolescence dans le premier, pour ne permettre qu'à la jeunesse d'entrer dans le second. La mère suit les inspirations d'un cœur qui ne l'enchaîne point aux objets qui tombent sous les sens. Elle a besoin du Père céleste et d'une vie éternelle, et poussée par ce noble besoin, elle s'empresse de parler à son élève des choses divines et futures.

Chacun sait qu'allant du connu à l'inconnu, de ce qui est sensible à ce qui ne l'est pas, et du petit à l'immense, elle part du père visible que l'enfant a sous les yeux, et qu'il aime, pour élever sa pensée et son cœur vers le Père céleste, que les yeux ne voient pas. Ne pouvant pas le montrer, elle montre ses œuvres; ce beau soleil qu'il fait lever tous les jours pour nous éclairer et nous réchauffer; ces fleurs si variées et si belles qui réjouissent nos regards; ces plantes qui nous donnent le bon pain, et ces arbres où nous cueillons les bonnes cerises et les poires et les pommes et les raisins. Elle lui montre aussi les diverses espèces d'animaux qui tiennent compagnie à l'homme, qui l'aident dans ses travaux, qui fournissent à sa table et à ses besoins divers. Elle ne manque pas de dire aussi que son père et elle n'auraient rien à lui donner, si le Père d'en haut qui est le père de tous les hommes, n'avait pas bonté de faire croître et vivre tout ce qui croît et vit. Elle ajoute à cela qu'un jour, si nous sommes sages, nous irons dans un monde beaucoup plus beau que celui que

la

nous habitons à présent, et que nous approcherons de ce Père que nous ne voyons pas, et que nous serons heureux auprès de lui. Voilà, en substance, ce que dit la mère à son cher élève, et c'est surtout pour pouvoir le lui dire et pour être comprise de lui, qu'elle s'est empressée de mettre la pensée dans son esprit et la parole sur ses lèvres.

Elle croit bien faire cette première institutrice, et elle s'inquiète peu si des raisonneurs et des savants ne trouvent en ce qu'elle fait que désordre et déraison. A les entendre, on ne devrait pas tirer un enfant du monde visible, où il doit longuement s'acclimater, avant de hasarder un seul regard au delà; car ce n'est qu'ainsi, disent-ils, que l'homme peut arriver à des connaissances solides. Selon eux, c'est une grande erreur de croire qu'un enfant de cet âge puisse entrer dans le monde des esprits, et surtout se faire quelque idée juste de la Divinité. On lui apprendra des mots comme à l'oiseau, et s'il y attache quelque sens, il ne s'y trouvera rien de vrai, et les premières aberrations de la jeune pensée ne se détruiront pas de toute la vie.

Cette censure de la méthode maternelle mérite une sérieuse attention de notre part. Que l'enfant ne puisse être introduit dans le monde invisible avant de s'être orienté dans celui qui tombe sous nos sens, c'est une chose qu'une mère sans études connaît tout aussi bien que nous, et la preuve se trouve dans l'instruction qu'elle donne à son enfant, et que nous venons de crayonner à grands traits. Il est vrai que les connaissances physiques sur lesquelles elle s'appuie, sont bien peu étendues; mais, si elles suffisent pour élever la pensée et le cœur de l'enfant au-dessus de la scène visible, pourquoi ne pas les mettre à profit, afin de placer ainsi le fils de l'homme au-dessus de l'animal qui broute l'herbe à ses pieds? Avec le temps ces connaissances physiques, si restreintes et si maigres dans l'origine, s'élargiront de plus en plus, et la base religieuse que la mère a posée gagnera en étendue et en solidité. Ce résultat est naturel, et, si

dans la suite il est contrarié par quelque mauvaise influence, la mère n'aura pas moins bien fait ce qu'elle a voulu faire.

Mais ces instituteurs que nous avons ici en vue partent du principe que l'enfant en bas âge n'est pas capable de se faire la moindre idée des choses invisibles. Ils penseraient tout autrement, s'ils avaient mieux observé l'enfance dans son berceau. Regardons-la. Il est de fait que dès la sixième semaine, et, quelquefois avant cette époque, le nourrisson salue déjà d'un sourire sa bonne nourrice, après l'avoir souvent appelée auparavant par ses cris et par ses pleurs. Il a donc déjà fait connaissance avec la bonté qui le soigne; il compte sur elle et il paye ses bienfaits, comme il le peut dans sa pauvreté et dans sa faiblesse. Bientôt, tendant ses petites mains, il ajoutera des caresses aux sourires. Il est vrai que tout ici se manifeste d'une manière sensible, la reconnaissance comme la bonté ; mais ni l'une ni l'autre ne sont des corps avec formes et couleurs; car toutes deux sont des objets d'un autre monde, du monde des esprits. Le petit muet y est donc entré, non pas par la réflexion et la science; mais par une espèce de tact que je ne saurais définir, ainsi que par les sentiments de son jeune cœur, par ses jouissances et ses peines, par ses espérances et ses craintes. Il y a en tout cela des idées, quelque obscures qu'elles puissent être car on voit dans ce qu'il fait du raisonnement et des calculs. Ce n'est donc pas la nature qui enchaîne longuement l'enfant aux objets sensibles; ce ne sont que nos systèmes qui osent invoquer son nom pour la contrarier dans son admirable travail, et empêcher dans le fils de l'homme le développement de l'humanité. Seraitce là en effet développer, élever l'enfant? N'est-ce pas plutôt le comprimer et le rabaisser, après qu'il a commencé à prendre son noble essor vers la dignité humaine?

Le tort, car ici il y en a un, et un très-grand, le tort, dis-je, n'est donc pas du côté de la mère qui parle du Père céleste à son enfant en face de la nature, des belles

et surprenantes choses qu'il y voit et dont il jouit à chaque instant. Elle le fait remonter de l'œuvre à l'ouvrier, des bienfaits à leur auteur: car rien n'est plus naturel à l'homme, et l'enfant a prouvé du reste qu'il en est un; que si Dieu ne se présente pas à sa vue, celui qui dans ses langes appelait sa mère par ses pleurs, croyant à sa bonté, bien qu'il ne la vît pas, aurait-il besoin de voir Dieu et de le toucher de sa main pour croire en lui ?.....

«Mais quelle idée, nous dit-on, se formera-t-il de » Dieu ? Ce novice de la vie, si peu développé à tous » égards, ne peut se faire qu'une image tout à fait in» digne de l'être des êtres; mieux vaudrait attendre le » moment où il pourra s'en faire une idée plus juste et » plus claire. On connaît la ténacité des préjugés de l'en» fance et leurs déplorables suites dans la vie; ces suites » sont : l'incrédulité, tout au moins pratique, chez les » uns, et chez les autres, la superstition. »

C'est pour éviter ces égarements que Rousseau ne voulait pas qu'Émile entendît parler de Dieu avant la fin de son éducation. Il fallait pour cela l'isoler de tout le monde, de peur que le nom même ne vînt frapper son oreille. En cela Rousseau n'a tenu aucun compte ni du langage des cieux et de la terre, ni des tendances et des besoins du cœur humain, qui de sa nature va au devant du Dieu que l'univers lui amène; car il se fait ici une admirable rencontre que l'on a beaucoup trop peu observée. Les faiseurs de systèmes, tout épris de leur invention, ne pensent pas que la nature en nous et hors de nous ne s'arrange pas d'après leurs idées; mais qu'elle en rit, en violant leurs défenses et en rendant leurs mesures inutiles et vaines. Rousseau, qui n'a écrit qu'un roman, n'en a pas fait l'expérience; mais un savant d'Allemagne l'a faite pour lui.

M. Sintenis mit en pratique la fiction de l'auteur d'Émile. Il avait habité la ville et il se retira à la campagne dans une petite propriété. Il était triste d'avoir perdu une

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