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des recueils d'homonymes, des cacologies et des cacographies. Ces objets sont tantôt incorporés par morceaux à la grammaire, tantôt placés en dehors, comme des suppléments qui doivent la développer et en assurer le succès.

§ II. Critique de cet enseignement dominant.

C'est avec beaucoup de répugnance que je vais remplir le rôle de censeur. Mais moi aussi j'ai été dans l'erreur à la tête de ma nombreuse école. Plus tard je l'ai reconnue, et je me suis appliqué à la corriger, Je savais, et je croyais que les élèves ne sont pas pour les maîtres, mais les maîtres pour les élèves, et me mettant au-dessus de toute mauvaise honte, je n'ai pas hésité à améliorer ce que j'avais d'abord fait, conduit que j'étais par l'aveugle usage, quand j'aurais dû avant tout consulter les principes. J'espère trouver ailleurs les mêmes dispositions, et c'est dans cette juste attente que je vais relever les vices de l'enseignement que j'ai retracé tout à l'heure.

1° Grande lacune. Je relèverai en premier lieu les vides notables et fâcheux qui se montrent dans l'enseignement usuel. L'un tient à la maigreur du vocabulaire que l'on fournit aux élèves dans leurs leçons. Sans doute que les nombreux exemples qui se rattachent aux règles de la langue renferment les signes d'une quantité d'idées nouvelles qui étendent le cercle étroit où les commençants se trouvaient confinés; sans doute encore que tout instituteur intelligent supplée à ce défaut, et qu'il a soin que nul ne se paye de mots vides de sens. Mais tout ce matériel des grammaires n'est point calculé sur l'extension du vocabulaire de l'enfance, et doit en conséquence fort mal répondre au but qu'on se propose. Au reste toutes les grammaires négligent la dérivation, bien qu'elle soit une clef nécessaire pour l'intelligence des mots de la langue.

Un autre vide tout aussi fâcheux tient à la légèreté avec laquelle les grammaires usuelles passent sur les propositions et les phrases, lorsqu'il faudrait en relever longuement et progressivement la différence quant à l'étendue

et à la complication, pour les faire comprendre aux enfants, et leur en donner l'usage. Je sais que ceci rentre dans la culture de l'esprit; mais croit-on que l'on puisse apprendre à parler à un enfant sans lui apprendre à penser? Jusqu'ici le langage a été regardé comme l'expression de la pensée, et il ne semble pas que le temps ait rien changé à cet égard.

Et que font dans nos grammaires en vogue ces listes nues et arides de prépositions et de conjonctions? ces espèces de mots n'obtiennent leur signification que dans les propositions et les phrases, et si les unes et les autres ne sont pas convenablement développées, les conjonctions et les prépositions ne seront jamais que des mots que l'on confiera à l'aveugle mémoire; vase qui reçoit sans discernement tout ce que l'on y jette, et qui le rend de même.

Une autre grande lacune se trouve dans les exercices de conjugaison, qui, de l'aveu de tous les instituteurs, coûtent beaucoup aux élèves, et n'ont pas le succès désiré. La raison en est palpable. Nos méthodes ordinaires croient porter du remède au mal en faisant conjuguer ensemble deux verbes de différentes conjugaisons. C'est quelque chose, parce que cette réunion produit une idée, si elle se fait avec choix, mais ce n'est encore qu'une demi-mesure. Que l'on fasse toujours conjuguer par propositions et par phrases, exprimant des pensées intéressantes, et ce qui se faisait avec beaucoup de dégoût et peu de fruit, réjouira l'enfance, et lui profitera à tous égards. Les exercices grammaticaux y trouveront un avantage qu'ils ne peuvent obtenir que par ce seul moyen. Je ne citerai que la concordance des temps, que les règles peuvent bien indiquer, mais dont elles ne donneront jamais l'habitude. C'est pourtant cette habitude que l'on pense donner.

Je relèverai encore un vide, c'est celui des compositions suivies. Bientôt les élèves, dans la vie, seront dans le cas de rendre compte de quelque chose, d'écrire tout au moins une lettre, et toujours de mettre de l'ordre dans leurs propres idées pour se comprendre et pour se con

duire raisonnablement. Il faut au surplus les disposer à suivre avec intelligence un discours ou une lecture. Le seul moyen de préparer de loin ce résultat, c'est de les exercer à la composition, dès que le temps en est venu. Or il est là lorsqu'ils ont fait quelques pas dans la phraséologie. Dans le commencement les succès ne seront pas brillants, je le sais, mais il faut à toute chose un commencement. Nous admirons tous la majesté du chêne: eh bien! il ne fut d'abord qu'un germe sorti du gland.

2o Désordre dans la suite et le développement des matières. Il s'est malheureusement trompé ce savant et vénérable instituteur des sourds-muets, lorsqu'aux écoles normales de 1800 il a hautement annoncé qu'une grammaire d'idées allait enfin remplacer les anciennes grammaires de mots, et qu'ayant si longtemps commencé par la fin dans l'instruction de la jeunesse, les grammairiens commenceraient bonnement par le commencement! II s'est trompé dans cette prévision qui lui souriait, car nos grammaires prédominantes ne sont encore pour le fond que des grammaires de mots. De là, dans la disposition des matières, une marche contraire à celle de notre esprit, et, par une conséquence nécessaire, le peu de succès de l'enseignement régulier de la langue maternelle.

Il y a sans doute beaucoup de talent dans nos grammaires dominantes, et souvent beaucoup d'érudition; mais au fond elles ne sont encore que des grammaires de mots. N'est-il pas vrai que dans leur première partie elles font paraître à la file les neufespèces de mots pour en donner rapidement les définitions, les divisions et les formes variables; ce qui amène une légion de termes tout à fait inconnus à l'enfance, et qui sonnent mal à son oreille étonnée?

N'est-il pas vrai encore que la seconde partie de ces grammaires reprend ces mêmes mots, dans le même ordre, pour en régler sèchement l'usage dans la construction? Toutefois cette longue et aride théorie est, s'il est permis de s'exprimer de la sorte, entrelardée d'exemples souvent très-bien choisis; mais ces exemples ne sont là que

pour des mots et un accord qui n'offrent à l'enfance aucun intérêt; attendu qu'elle vit dans les choses, et qu'elle est tout entière pour la réalité. C'est donc une grammaire de mots qu'on lui enseigne encore, et une grammaire semblable, comparée à la marche naturelle de l'esprit, net peut que la heurter partout. Quelques réflexions vont justifier ce reproche.

D'abord l'esprit humain dans l'enfant, tout comme dans l'adulte, tend naturellement à se développer de plus en plus, allant du simple au composé et du petit au grand. Mais les grammaires que nous avons en vue sont en pleine opposition avec lui, et par conséquent foncièrement désordonnées; puisque ayant une fois passé en revue ces neuf classes de mots sous leur rapport grammatical, elles les reprennent une seconde fois et longuement sous le même rapport, sans progression dans les idées, sans développement logique. Ce développement est pourtant le seul moyen d'inspirer de l'intérêt pour les formes de la langue, et de le maintenir jusqu'au bout de l'instruction. Un autre désordre qui s'étend aussi sur tout cet enseignement grammatical, c'est que partout la théorie, toujours abstraite, souvent très-minutieuse et très-subtile, précède les faits d'où elle est prise, et qui seuls pourraient la faire saisir plus ou moins par des enfants. Comment, je le demande, se sont formées nos grammaires? Les grammairiens ont observé et recueilli les faits analogues, ils ont puisé dans cette source toute la théorie du langage, et il était naturel de faire ainsi. Et pourquoi prendre l'inverse dans l'enseignement? c'est assurément ne pas y mettre de l'ordre.

L'élève est obligé de faire un grand effort sur lui-même, pour passer du monde des choses dans le monde de leurs signes, et longtemps ses pas ne peuvent être que pénibles, lents et mal assurés; il faut donc ménager sa faiblesse, et se proportionner à lui. Est-ce là ce que font ces grammaires qui dès le début semblent vouloir épuiser la classification des mots et la multitude de leurs formes diverses, entassant ainsi abstraction sur abstraction, difficulté sur

difficulté? Il faudrait au contraire les isoler avec soin, pour ne les communiquer que une à une et à distance; afin que les commençants eussent le temps de s'orienter dans ce nouveau monde, et d'y prendre pied par une pratique suffisante.

Et que font ces listes hâtives de prépositions et de conjonctions en dehors des propositions et des phrases où elles commencent à paraître dans le langage, et où elles doivent nécessairement être placées pour signifier quelque chose? Pourquoi encore donner les paradigmes des verbes tout à la fois, et les faire réciter en entier comme d'une seule haleine, quand leurs formes si variées ne paraîtront que successivement dans la syntaxe, et que ce n'est que par leur accompagnement qu'elles peuvent obtenir le sens qu'elles expriment à leur manière? Pourquoi enfin renvoyer la ponctuation jusqu'au bout de la longue carrière grammaticale? Cependant, pour ne rien dire des livres de lecture que les enfants auront entre les mains, ils retrouveront sans cesse les signes orthographiques dans les leçons de langue. Veut-on les envelopper d'un voile mystérieux pour ne le déchirer qu'à la fin de la syntaxe? Une méthode rationnelle les fait connaître successivement avec le développement de la proposition et de la phrase; elle en fait rendre compte dans les leçons orales, et elle les fait employer dans les leçons par écrit. Ce n'est qu'à ce prix que l'on peut faire contracter à l'enfance une habitude nécessaire, qui ne se prend plus au bout de la carrière grammaticale.

3o Rôle passif des élèves. Dans l'enseignement prédominant de la langue le livre fait tout sans le concours des élèves; il donne les définitions, les divisions, les règles, et un ou deux exemples à l'appui. Le maître explique, l'élève lit et écoute, puis il apprend de mémoire pour réciter plus tard, et tout finit par là. Un procédé semblable est d'abord une véritable dégradation de l'humanité dans l'enfant, et il n'est pas surprenant qu'il ne produise pas l'effet que l'on ose en attendre. L'abbé Gaultier avait frayé en France

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