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hausser son caractère; il serait purgé de sa faute, mais non pas assez grand pour présider à l'action épique qui va enfin commencer. Que devient-il à nos yeux lorsque Virgile commet de nouveau l'imprudence de sacrifier son héros au dieu Auguste, comme il lui a sacrifié toute la race romaine dont les dieux eux-mêmes sont jaloux? Nimium vobis romana propago

Visa potens, superi.

Homère, le Tasse, Milton, Voltaire, et surtout Lucain, le Dante et Fénélon, fournissent ici la matière d'une foule de réflexions sur la composition, la vérité des mœurs, la raison et la morale, qui doivent présider à tout ouvrage.

Voilà six chants d'épuisés sur douze; cependant nous n'avons encore que des préludes. Les dieux et les hommes nous ont promis assez imprudemment un héros; mais nous ne l'avons point encore vu; car les actions d'Enée à Troie n'appartiennent pas au poëme, et ne sont d'ailleurs que des souvenirs dangereux et presque démentis par une conduite assez vulgaire. Cependant soyons patients : la véritable action, la guerre des Troyens en Italie, va commencer, et peut-être le chef se révèlera tout entier; purifié par son voyage aux Champs Elysées, enflammé par un honneur qui le met sur le rang d'Alcide, excité par une récompense que jusqu'alors aucun mortel n'avait obtenue, peut-être surpassera-t-il toutes les renommées dont nous avons redouté le voisinage pour la sienne. Hélas! cette bienveillante supposition n'est encore qu'une erreur. Un

prodige expliqué par un devin, les oracles du dieu Faune dans Albunée, nous annoncent un grand homme; Latinus le reconnaît dans le Troyen auquel il destine sa fille Lavinie; Ilionée, que nous avons vu ambassadeur auprès de Didon, fait, en présence du roi de Laurente, un magnifique éloge de son maître; Junon le maudit et l'élève comme un audacieux qui triomphe d'une déesse, vincor ab Enca; c'est l'un des malheurs d'Enée d'avoir d'imprudents amis dans le ciel et sur la terre, qui s'appliquent tellement à le vanter qu'il paraît succomber sous le poids de leurs éloges. L'explication d'une prédiction, un sacrifice, l'ambassade envoyée à Latinus, et le soin de tracer une ville en forme de camp, sont les exploits auxquels se borne le nouvel Achille, que les commentateurs et Delille luimême se plaisent à retrouver dans le Troyen. Enée ne vole pas même au secours de son fils Ascagne, engagé tout à coup dans un péril assez grave; fait-il déjà le roi comme Auguste? Turnus, que Junon oppose au nouveau Pâris (ce sont les termes de sa colère), paraît sous d'autres auspices. Tranquille comme le courage, à l'arrivée des Troyens, s'il frissonne un moment d'horreur et d'épouvante devant Alecton et les serpents qui sifflent autour d'elle, le premier cri de sa terreur est : Mes armes! son premier mouvement de les chercher; déjà il est prêt à combattre lui seul les Troyens et les Latins eux-mêmes; dans la mêlée qui s'élève à l'occasion d'un cerf blessé par le jeune Iule, la présence du roi d'Ardée répand la terreur; ses cris allument le feu de la guerre. Bientôt nous le voyons

paraître à la tête d'une armée formidable; à son aspect nous sommes près de nous écrier: Voilà le second Achille. Virgile cache sans doute à dessein le vainqueur futur; mais pourquoi ne nous montre-t-il pas l'armée troyenne? Est-elle si faible qu'elle n'ose paraître ? les héros sont-ils si rares parmi les compagnons d'Hector, qu'on ne puisse les mettre en présence des guerriers de Turnus? Homère, le Tasse, Fénélon et Voltaire ne donnent pas lieu à de pareilles questions: la faiblesse des ressorts de l'Énéide ne fait que trop bien ressortir une faute assez remarquable dans sa prière à Erato. Virgile, en s'écriant: « Un plus grand ordre de choses s'élève devant moi, je vais mettre en mouvement une plus grande action, » partage, non sans quelque soupçon de maladresse, son poëme en deux parties, dont la première, malgré ses propres paroles, restera plus grande que la seconde. Quand Homère, à peine arrivé au onzième chant de sa vaste épopée, prend tout à coup un essor sublime; quand il s'élève sans cesse jusqu'à l'apparition d'Achille; lorsqu'il monte encore plus haut dans le combat du fils de Thétis avec le Xanthe et le Simoïs, il ne s'écrie pas imprudemment : Major rerum mihi nascitur ordo. Semblable à l'aigle qui se livre à l'ascendant de sa nature, il use de toute la force de ses ailes, sans nous dire : « Je pars, regardez-moi et mesurez mon vol. » Le poëte nous rappelle ici, par une faute qui n'est guère dans la manière antique, ce vers profond de Corneille :

Un grand destin commence, un grand destin s'achève.

Mais l'art n'offrait pas de moyens, et il était hors du pouvoir du génie lui-même de placer avec succès, dans une action épique, les deux termes de la comparaison.

Pendant le calme d'Enée, Turnus entraîne toute l'Hespérie à la guerre; il a soufflé dans tous les cœurs son ardeur martiale. Cependant il ne néglige pas les soins de la prudence. Vénulus, envoyé par lui, est allé prévenir Diomède de l'arrivée des Troyens et des prétentions de leur chef. Une allocution du Tibre à Enée endormi, mais troublé par la guerre qui s'élève, lui ordonne d'aller contracter alliance avec Évandre; il part, sans qu'on nous montre en lui les soins et la prévoyance d'un général obligé de quitter ses légions; cependant quelle occasion de le peindre en sage capitaine ! quelle scène tendre et sublime son départ a dû produire entre son fils et lui! Le fleuve complaisant porte mollement et sans péril le héros à Pallantée. Sans l'assistance trop manifeste et surtout trop présente du dieu, son courage à se présenter devant un roi grec, sa noble confiance, ses discours qui ont le mérite d'une action courageuse, le placeraient dès ce moment au premier rang, car ce sont les mouvements de la grandeur d'àme qui élèvent surtout l'homme au dessus de ses semblables. On pourrait craindre que le récit de la mort de Cacus, l'éloge d'Hercule, ses exploits autrement dignes d'admiration que tous ceux d'Énée, la belle description de l'antique Italie par Évandre, et les faibles commencements de la reine du monde, ne fissent un peu trop

Chant VIII.

oublier les Troyens et leur chef. Toutefois Vénus, inquiète sur son fils, va demander pour lui une armure à Vulcain. Pendant que les cyclopes la préparent, Evandre donne à Enée le sage et hardi conseil de se présenter à l'armée du tyran Mézence, qui, débarrassée de ce nouveau Busiris, attend, par l'avis des dieux, un chef étranger. On peut voir ici, sans nuire à Virgile, une allusion à Octave, qui seul s'empara des vingt légions commandées en personne pár Lépide; mais il eût été nécessaire qu'Enée soutint mieux la comparaison, et qu'on ne fût pas obligé de lui arracher l'audacieuse résolution par laquelle Auguste, un moment semblable à César, se créa tout à coup une puissance formidable. En effet, malgré les compliments du bon roi sur l'audace, la constance et les hautes destinées de son hôte, le prince troyen, trop porté à retomber dans ses incertitudes, et toujours semblable à un homme qui se défie de la fortune, n'osait pas trop accepter de brillantes espérances, lorsqu'un prodige promis dès long-temps par Cythérée, et le bruit des armes qu'elle envoie, réveillent le courage de son fils. Imité de deux scènes d'Homère, l'enthousiasme héroïque qui s'empare d'Enée, serait cependant digne d'admiration s'il n'éclatait pas avec une emphase et une jactance espagnoles, qu'on ne s'attend point à trouver dans l'antiquité. Ce n'est pas ainsi que s'expriment le désespoir et la fureur d'Achille prêt à chercher le meurtrier de Patrocle.

Dans la même scène, que Virgile semble avoir copiée, l'Énéide ne saurait supporter la comparaison avec

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