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tique, non plus que détracteur passionné de mon siècle; je sais que l'idée qu'il poursuit a ses périls comme elle a sa grandeur, et que telle est malheureusement la condition de toutes les formes nouvelles. Les sociétés ne viennent pas s'y encadrer naturellement et comme d'elles-mêmes; il faut que la tourmente les y jette, que la force des choses les y retienne, et que ces formes les enlacent graduellement sans qu'elles en aient la conscience. Aussi ne suis-je point découragé au spectacle de tant d'agitations et d'incertitudes, à celui de tant d'ambitions éveillées jusqu'au plus modeste foyer domestique: tout cela se modérera par l'action du temps, peut-être aussi par une prévoyance plus intelligente de la loi.

Ce n'est point en un jour que la forme féodale s'est épanouie dans sa fécondité au sein du monde arraché à la barbarie. Que de longues guerres, que de crises intérieures, que de souffrances d'abord jugées stériles, que de douleurs sans espoir et sans résultat avant que la malheureuse Angleterre de la conquête présentât à l'Europe le code politique tracé par l'épée de vos barons, avant que l'anarchique Allemagne des derniers Carlovingiens lui donnât le spectacle de sa ligue rhénane et de sa hanse teutonique! Que de fois la France, pillée par des Normands et déchirée par des chefs barbares, ne douta-t-elle pas de la Providence et d'elle-même, jusqu'au jour héroïque où elle proclama la croisade, acquérant tout à coup et le secret de ses épreuves passées, et celui de ses destinées futures!

Deux siècles de transition, c'est-à-dire de ruines, ont séparé les temps féodaux de celui où le pouvoir monarchique fleurit dans tout son éclat, sous Louis XIV; et nous, disciples d'une pensée qui s'est produite dans le monde voici à peine cinquante ans d'une pensée qui travaille sans doute l'Europe entière, mais sans l'avoir conquise, nous

cesserions de croire à sa vitalité, parce que des obstacles s'élèvent sous nos pas! Non, monsieur, la France ne fera pas défaut à son œuvre. Après l'avoir entamée sur les champs de bataille, elle continuera de la poursuivre à travers toutes les expérimentations, quelque chanceuses que celles-ci puissent être.

Ce qui importe, dans les temps tels que les nôtres, c'est de se demander quelles mesures pourraient mettre les institutions de l'ordre civil et politique en harmonie avec cette idée même. La raison des peuples avait appris, avant Montesquieu, que la première condition des bonnes lois est de se rapporter à leur principe, dogme lumineux dont il y aurait à faire en France de fécondes applications. Notre constitution, empruntée à la contrée la plus naturellement aristocratique de l'univers, ne peut, sans des froissements continuels dans quelques-unes de ses parties, s'appliquer à notre état social et à nos mœurs. Pour rester fidèle à son texte judaïque, force est de méconnaître le génie du pays et de lui demander ce qu'il ne saurait produire.

Je n'ai pas le tempérament novateur, et j'incline toujours à penser que ce qui est produit a, par cela même, un trèspuissant argument en sa faveur. Cependant je n'hésite pas à dire qu'en laissant toutes choses à leur cours, par crainte de se montrer réformiste, on pourrait bien un jour se réveiller tout près de l'anarchie. Je penche à croire que, dans un simple intérêt de conservation, on finira par regretter d'avoir manqué à la fois de prévoyance et d'initiative. Dans mes prochaines lettres, j'essayerai donc de préciser ma pensée en ce qui se rapporte aux deux chambres et au corps électoral, c'est-à-dire au mécanisme du gouvernement représentatif, puis à la presse et à l'administration intérieure, c'est-à-dire à la direction de l'opinion publique.

III

Des réformes à entreprendre

dans nos institutions fondamentales, et en particulier de la pairie 1.

N'estimez-vous pas, monsieur, que nous venons d'assister ensemble à un bien étrange spectacle? Nous avons trouvé ce pays libre enfin de souci et d'agitation politique, tout entier au soin de ses intérêts, de sa fortune et de son bien-être, et voici que cette situation paisible et normale, si longtemps rêvée comme le résultat final de nos discordes, engendre des difficultés non moins sérieuses que les périls auxquels se vit en butte la France révolutionnaire.

Au sein de sa représentation nationale, des crises dont il est impossible de ne pas prévoir le prochain retour, et que chacun aura désormais la puissance de susciter en même temps que nul n'aura celle d'y mettre un terme; au sein de l'administration, le découragement et le décousu inséparables d'un manque de direction; au sein du pays, la dévorante concurrence de toutes les vanités, celle non

1 15 novembre 1839.

moins stérile des ambitions détournées d'un but digne d'elles, et se cotant en sommes rondes; le savoir-faire devenu la suprême puissance, et la capacité reculant devant l'intrigue de tels faits, confessés par tous, proclament la nécessité de remèdes énergiques autant qu'ils accusent l'impassibilité de la loi.

La mission de celle-ci ne devrait-elle pas consister à régler, par des mesures combinées avec prévoyance, l'action de principes dont jusqu'à ce jour on s'est borné à proclamer le triomphe? L'honneur n'était pas moins l'âme de la monarchie absolue que l'esprit d'égalité et de concurrence n'est le mobile de la moderne société française, ce qui n'empêcha pourtant ni Richelieu ni Louis XIV de porter des lois terribles contre le duel. Il n'est pas un gouvernement qui n'ait dû, par une intervention prévoyante, modérer l'action de son principe, et je ne pense pas que celui de la bourgeoisie, s'il a réellement un caractère natif et propre, puisse se soustraire longtemps à une telle nécessité.

Vainement demanderait-on aux mœurs seules l'amélioration d'un état de choses qu'elles semblent au contraire tendre à aggraver. Le goût des fortunes rapides se combinant avec la diminution des patrimoines héréditaires, la diffusion de l'instruction également favorisée dans toutes ses branches et à tous ses degrés, déclassent chaque jour une masse besogneuse, qui consent bien à respecter l'existence du pouvoir, mais sous condition expresse de le servir, à peu près comme les chefs de ces peuples du Nord, qui, après avoir longtemps fait trembler l'empire, amollis enfin par leur contact avec lui, exigeaient des empereurs des dignités lucratives et quelques lambeaux de pourpre

romaine.

Un vaste développement imprimé aux intérêts indus

triels et agricoles au dedans, aux intérêts maritimes et colonisateurs au dehors, pourrait seul arrêter cet essor chaque jour plus universel vers les fonctions publiques, depuis les plus élevées jusqu'aux plus modestes; symptôme significatif, qui constate par des chiffres authentiques la disparité des besoins avec les ressources, des désirs avec les moyens d'y satisfaire.

Les pouvoirs législatifs ne peuvent rien sans doute contre de telles tendances; je crois peu à la puissance des lois contre les mœurs, tandis que j'admets pleinement celle des mœurs contre les lois. Ce fut grande pitié dans tous les temps de voir des esprits distingués s'évertuer à réformer un peuple en réformant sa constitution, sans comprendre que les lois sont lettre morte lorsque l'esprit public ne vient pas les vivifier. Ne craignez donc pas de me voir glisser dans un tel travers, celui de tous que je passe le moins aux hommes d'étude. Mais n'est-il pas, monsieur, certaines parties des institutions françaises qu'on pourrait redresser et compléter dans le sens de leur principe, et ne penseriez-vous pas, avec moi, que dans l'accomplissement d'une pareille œuvre le génie national viendrait en aide à un pouvoir intelligent et habile, bien loin de lui susciter des obstacles?

Je disais, dans une précédente lettre, que nos institutions, résultat emprunté à l'imitation étrangère, laissaient en dehors d'elles divers éléments qu'elles sont destinées à embrasser; j'ajoutais que la force des choses finirait par suppléer à la sagesse du législateur, à cela près que nous devrions le complément de notre organisation politique à l'expérience, cette institutrice dont les leçons sont toujours chèrement payées par les peuples. C'est ce champ de l'avenir que je vous demande aujourd'hui la permission de parcourir un peu avec vous.

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