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On ne rencontre pas de telles coïncidences, surtout, redisons-le, à propos d'un fait si exceptionnel en lui-même, sans être invinciblement conduit à en conclure que l'une des deux versions a servi de fondement à l'autre. Or, il est certain que ce n'est pas sous les yeux du chroniqueur danois, qui écrivait plus d'un siècle avant la fondation de la Confédération suisse, qu'a passé la ballade de Tell. Il faut donc admettre que c'est l'auteur de la ballade qui a eu connaissance du récit du chroniqueur, lequel, du reste, ne mérite pas plus de foi que la pièce à laquelle il a servi de modèle. L'on sait, en effet, que l'anecdote qui leur est commune est loin de leur appartenir exclusivement. On retrouve, en des âges et en des lieux divers, sous bien des formes différentes, cette même histoire de l'archer, de son fils et de la pomme, dans laquelle quelques érudits modernes veulent voir, peut-être à juste titre, une des variétés des traditions mythologiques relatives aux divinités solaires 1o. Mais, dans le cas particulier de Guillaume Tell, nous pensons que la mythologie est tout à fait hors de saison, et qu'il suffit de s'en tenir, pour expliquer l'origine de la légende suisse, à l'imitation de la légende danoise. La connaissance de celle-ci s'est-elle répandue par voie de propagation orale au milieu du peuple d'Uri, avant de prendre corps dans la ballade, ou bien l'auteur de la ballade l'a-t-il, le premier, introduite dans la créance populaire? C'est ce qu'il est difficile de déterminer, quoique nous soyons disposé à admettre cette seconde alternative; mais ce qu'on peut, en tout cas, tenir pour certain, c'est qu'il faut chercher dans Tokko, et non pas ailleurs, le prototype de Guillaume Tell.

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De toutes les formes, en effet, sous lesquelles se sont produites les légendes sagittaires, la version danoise est la

seule qui soit parfaitement semblable à celle que l'on retrouve dans le primitif chant de Tell. Toutes les autres, au contraire, offrent entre elles et avec ces deux-là de notables divergences 20. Nouveau et pressant motif de penser que ce n'est pas à la tradition générale des archers fameux, mais à la forme particulière qu'elle avait reçue en Danemark, qu'a été fait l'emprunt. La chronique latine de Saxo, dit le grammairien, qui vivait à la fin du douzième siècle, est le premier ouvrage où il soit fait mention de Tokko, et son aventure a pu de là pénétrer jusque sur les bords du lac des Waldstätten, soit qu'elle se fût transmise de bouche en bouche, soit, ce qui est infiniment plus probable, que l'ouvrage où elle est racontée, fût parvenu à la connaissance d'un lettré suisse du quinzième siècle. Mais ce qui nous paraît plus vraisemblable encore, c'est que ce n'est point la grande Histoire danoise de Saxo, mais l'abrégé qui en fut fait vers 1430 par un moine allemand nommé Gheysmer, qui est la source d'où a été tirée l'anecdote de Guillaume Tell 21. Aussi est-ce d'après ce dernier texte que nous avons donné plus haut la traduction de la légende danoise.

Mais, pourquoi cet emprunt a-t-il eu lieu au profit d'Uri plutôt que de ses confédérés? Existait-il dans les souvenirs locaux et personnels de la vallée, une tradition relative à un archer d'une rare dextérité ? Est-ce quelque réminiscence de ce genre qui a fait donner la préférence à cette fable étrangère par le rhapsode inconnu qui a voulu introduire, à son tour, dans la tradition un exemple de révoltante tyrannie? C'est ce qu'on ne saura vraisemblablement jamais, car c'est un point où le terrain manque sous les pas de toute déduction. Il n'est d'ailleurs nullement néces

saire de rechercher, dans le monde des réalités, pour la légende de Tell, un fondement positif et une explication rationnelle. Objectera-t-on qu'il est difficile d'admettre qu'un personnage purement fabuleux ait pu se naturaliser avec tant de facilité parmi ceux auxquels on le donnait pour concitoyen et qui jusqu'alors n'avaient rien su de lui? Mais il faut méconnaître complétement les effets de la crédulité populaire, il faut oublier les phénomènes de ce genre dont on peut, non-seulement dans la suite des âges, mais sous ses propres yeux, constater l'existence, pour ignorer la complaisance et la promptitude avec lesquelles l'opinion accueille les bruits qui la flattent et les fictions qui lui plaisent.

Il suffit de se rappeler combien les faits les moins avérés, les événements les moins vraisemblables, rencontrent encore aujourd'hui, malgré nos lumières, d'esprits disposés à les croire, et parfois d'autant plus enclins à les défendre qu'ils sont plus extraordinaires. Et si cela se voit, même quand il s'agit de faits censés tout récents, à bien plus forte raison, cela peut-il se voir, quand c'est dans un lointain passé que sont placés les incidents ou les personnages imaginaires dont on veut faire accroire l'existence. Qu'il en ait été de la sorte dans le centre de la Suisse, à la fin du quinzième siècle, et que les gens d'Uri ne protestassent point contre cet archer d'emprunt, destiné à relever l'antique origine de leur confédération par son adresse merveilleuse et par la périlleuse épreuve dont il avait triomphé, nous sommes bien loin de trouver là rien qui nous paraisse inexplicable. Nous verrions, au contraire, dans le refus de prêter créance à cette agréable légende, un exemple de réflexion, de critique, de désintéressement, inadmissible à cette

époque parmi des populations, où les classes éclairées avaient comme représentants des Püntiner, des Hemmerlin, et des Fründ.

Qu'y avait-il de plus naturel, du reste, chez les gens d'Uri, que le désir de donner à la Confédération une origine qui fût leur propre ouvrage? Nous avons vu, et nous verrons bientôt plus clairement encore, que la tradition était en chemin d'attribuer à Schwyz et à Unterwalden le rôle principal dans l'entreprise d'affranchissement qu'aurait provoquée l'oppression des baillis autrichiens. La vallée d'Uri, où se conservait sans doute le souvenir d'une émancipation antérieure à celle des deux autres Waldstätten, ne pouvait consentir à perdre dans la fiction le rang qu'elle occupait dans l'histoire, et, renchérissant à son tour, elle réclama pour elle seule l'honneur d'avoir fondé la Confédération. C'est afin de consacrer ce monopole que fut composé le chant de Tell sous sa forme première. Cette intention y est trop clairement et trop itérativement exprimée, pour qu'il soit nécessaire d'insister sur ce point. Faire connaître ‹ la véritable origine de la confédération › (den rechten grund wie die eidgnoschaft ist entsprungen); établir que c'est à Uri qu'a commencé l'alliance › (do hub sich der pund zum ersten an); voilà le but exprès de la ballade.

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On a supposé, avec assez de vraisemblance, que cette ballade dut être composée à Lucerne, où existait, pendant la seconde moitié du quinzième siècle, une sorte d'école de poésie populaire 22. Son auteur inconnu se serait prêté aux désirs de ses confédérés avec une bonne volonté dont le succès devait être plus grand qu'il ne l'imaginait probablement lui-même; car il mettait au monde, dans sa ballade, un être immortel. Le fameux archer d'Uri, tout

fictif qu'il est, ne peut plus disparaître de la mémoire des hommes; il est devenu, en étant imaginairement mêlé à l'une des crises historiques de la liberté moderne, l'un des types impérissables du libérateur national. Si la ballade qui lui a conféré ce caractère possède à nos yeux le mérite d'avoir su célébrer son héros sans introduire un meurtre dans ses hauts faits, on n'attend pas que nous accordions à ce petit poème aucune valeur comme témoignage historique.

Il dénote, en effet, une telle ignorance des conditions politiques au milieu desquelles s'est fondée la Confédération suisse, que cela seul suffirait pour nous faire toucher au doigt qu'il rentre entièrement dans l'ordre des fictions arbitraires, et qu'il date d'une époque où, le souvenir de la réalité ayant disparu, on y suppléait par l'invention. L'anecdote de seconde main qui en forme la partie principale est encadrée dans les plus vagues généralités, et elle est introduite de la manière la moins motivée. Tantôt c'est le bailli > qui est mis en scène, tantôt ce sont les baillis; > on parle d'abord du méfait du premier comme de la seule cause de la Confédération; puis c'est à la ‹ punition des autres qu'on en fait remonter l'origine; encore n'est-ce point eux qui sont expulsés du pays, mais « le prince; › on ne sait lequel. Nulle date, nul nom propre, qui rattache à un moment précis de l'histoire ces tâtonnements indécis d'une tradition naissante.

Ou plutôt un double nom propre, qui n'est attesté dans les Waldstätten par aucun des documents authentiques, ni du treizième, ni du quatorzième siècle, et qui n'a pu être naturalisé rétroactivement dans le pays d'Uri, qu'au moyen de pièces fabriquées à cet effet, ou d'altérations sciemment

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