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preuve, superflue selon nous, mais digne d'attention néanmoins, du caractère purement fictif de ces épisodes, ignorés non pas seulement des chroniqueurs contemporains, mais des organes bien plus directs encore des pensées et des émotions populaires. Le nom de Morgarten se lit dans l'ancien champ de Sempach, mais ceux du Grütli, de Stauffach, de Gessler, de Guillaume Tell ne se rencontrent nulle part. Au reste, ils ne se rencontrent pas davantage, sauf le dernier, dans ce chant de Tell que nous allons littéralement reproduire sous sa forme primitive, en conservant toute la gaucherie et l'incohérence du texte original "7.

« C'est de la Confédération que je veux parler: jamais homme n'a encore rien entendu de pareil. Ils ont singulièrement bien réussi ! Ils possèdent une sage et solide alliance. Je veux vous chanter la véritable origine, comment est née la Confédération.

< Un noble pays, vraiment bon comme l'amande, et qui se trouve enfermé entre des montagnes beaucoup plus sûrement qu'entre des murailles, c'est là qu'a, pour la première fois commencé l'alliance; ils ont sagement mené l'affaire dans un pays qui s'appelle Uri.

< Apprenez donc, chers braves gens, comment, pour la première fois, commença l'alliance et ne vous en laissez pas ennuyer. Apprenez comment un père dut, de sa main, abattre une pomme placée sur la tête de son propre fils.

‹ Le bailli dit à Guillaume Tell: < Prends garde maintenant que ton art ne te faillisse pas, et écoute bien ce que je te dis: Si tu ne la touches pas du premier coup, il t'en reviendra certes un petit profit, et cela te coûtera la vie. ›

< Alors il pria Dieu jour et nuit de permettre qu'il touchât la pomme du premier coup. Cela pourrait les ennuyer

si fort! Il a eu, par la grâce de Dieu, le bonheur de pouvoir tirer, comme il l'espérait, avec tout son talent.

‹ Dès qu'il eut tiré son premier coup, il avait placé une flèche dans son pourpoint: ‹ Si j'avais tué mon enfant, j'étais bien résolu, je te dis la vérité pure, à te tuer aussi toi-même. >

< Là-dessus se fait un grand choc. Alors se montra le premier confédéré. Ils voulurent punir les baillis qui ne craignaient ni Dieu, ni amis; quand à l'un d'eux plaisait une femme ou une fille, ils voulaient dormir auprès d'elles. <Ils usaient d'arrogance dans le pays. Mauvais pouvoir ne dure pas longtemps. C'est là ce qu'on trouve écrit. Voilà ce qu'ont fait les baillis du prince. Aussi a-t-il perdu sa seigneurie et a-t-il été chassé du pays.

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< Je vous ai donc fait connaître la véritable origine. Tous jurèrent une fidèle alliance, les jeunes et aussi les vieux. Que Dieu les maintienne longtemps en honneur, mieux encore que jusqu'à présent! Nous voulons nous en remettre à ce que Dieu décidera. ›

Voilà, sous sa forme originelle, ce qu'on peut appeler le manifeste des prétentions d'Uri pour la revendication du premier rôle dans l'enfantement de la Confédération. Prétentions légitimes, s'il s'agit de la place qu'assigne réellement l'histoire à celle des trois vallées qui, la première, reçut des rois d'Allemagne un diplôme d'émancipation; prétentions futiles, si on les appuie sur les faits imaginaires qui leur servent ici de fondement. Il serait difficile, en effet, de trouver aucune œuvre qui, plus que la ballade qu'on vient de lire, porte la marque et comme le sceau de l'invention légendaire: d'une part, sur l'oppression des baillis, des assertions aussi vagues et aussi peu justifiées

que les allégations analogues reproduites par Justinger, et des notions plus fausses encore sur l'état politique des Waldstätten; d'autre part, comme exemple de tyrannie, une anecdote qui, pour avoir acquis la célébrité la plus illimitée, n'en demeure pas moins le produit d'une conception fabuleuse.

C'est précisément la possibilité de saisir dans son germe et à sa période d'éclosion l'embryon de la légende de Tell, qui donne au chant où celle-ci se montre sous cette forme primitive une valeur toute particulière. Nous arriverons ainsi à nous rendre mieux compte de sa formation, quoiqu'on ne doive point perdre de vue que, dans les questions de ce genre, il est plus aisé de constater le caractère d'une fable que d'en retrouver la généalogie. Par cela même que ces questions se posent dans le monde de la fiction et de l'invention poétique, leur solution échappe aux moyens d'investigation qui sont de mise pour les problèmes historiques proprement dits. Les fantaisies de l'imagination naissent dans des conditions qui permettent bien rarement de remonter jusqu'à la source d'où elles sont sorties. En ce qui concerne la ballade de Tell, toutefois, il est difficile de méconnaître l'origine du premier noyau autour duquel se sont groupées plus tard toutes les autres parties de la légende du héros suisse. La ressemblance entre l'anecdote que ce chant renferme et l'aventure analogue racontée par un vieil auteur du moyen âge est trop frappante, pour que l'on puisse se refuser à voir dans l'histoire de l'archer d'Uri autre chose que la pure et simple transposition sur le sol suisse de l'histoire d'un archer danois. Qu'on en juge par la lecture du texte même de la légende scandinave à laquelle nous faisons allusion.

< Un certain Tokko, soldat du roi Harald, avait, à cause de son mérite, beaucoup de rivaux. Il dit une fois devant ses camarades, dans un repas, qu'il était si habile à tirer de l'arc, qu'il frapperait de sa première flèche une pomme, quelque petite qu'elle fût, qui serait placée à bonne distance sur un bâton.

<Ses rivaux rapportèrent cette parole au roi, qui oubliant les services de ce guerrier, ordonna méchamment que, au lieu du bâton, ce fût sur la tête du propre fils de Tokko que l'on plaçat la pomme. Si le père ne la touchait pas du premier coup, il devait perdre la vie, en punition de sa jactance: condition plus qu'injuste, à laquelle s'ajoutait pour le père le danger de tuer son fils.

< Tokko, contraint d'obéir à cet ordre inique, exhorta donc son enfant, tout jeune encore, à laisser, sans remuer la tête, la flêche siffler à ses oreilles, et, pour diminuer sa peur, il lui fit tourner le visage. Ayant tiré de son carquois trois flèches, il frappa avec la première la pomme posée sur la tête de l'enfant.

< Alors le roi lui ayant demandé pourquoi il avait sorti trois flèches, puisqu'il ne devait en décocher qu'une? ‹ C'était, répondit-il, pour te tuer toi-même, toi qui donnes aux antres des ordres odieux, s'il m'était arrivé de manquer mon premier coup 18. ›

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a signalé la ressemblance qui existe entre ce récit et l'histoire de Guillaume Tell; on en a fait de tout temps un argument contre l'authenticité de celle-ci. Mais, comme on prenait cette histoire dans son ensemble et telle que la tradition nationale l'a définitivement constituée, on repoussait une conclusion qui, ne portant que sur un détail de la légende traditionnelle,

ne semblait pas de nature à en infirmer toutes les autres circonstances. On était prêt à sacrifier l'accessoire de la pomme pour sauver le reste du récit. Or, il se trouve que, loin d'être un détail secondaire arbitrairement introduit dans une narration préexistante, l'anecdote de la pomme est, au contraire, le fait primordial autour duquel sont venues se ranger successivement et sous diverses formes, comme nous le verrons plus loin, les autres aventures de Guillaume Tell. Ceci réhabilite entièrement la valeur des conclusions que l'on peut tirer, sur la légende tout entière, de la nature et du caractère de son premier rudiment.

Mais l'imitation flagrante dont cet épisode porte les traçes lui enlève toute créance, et il est impossible d'envisager comme s'étant passé deux fois un fait, d'une part aussi étrange en soi, et de l'autre, aussi visiblement emprunté, que la prouesse de Guillaume Tell. Et même l'aventure fût-elle naturelle, l'un des récits n'en serait pas moins pour tout œil non prévenu, la pure copie de l'autre. Des deux côtés, en effet, c'est un méchant homme, le bailli anonyme dans le pays d'Uri, le roi Harald en Danemark, qui, sans autre mobile qu'un malfaisant caprice, exige d'un habile archer qu'il abatte avec une flèche une pomme placée sur la tête de son enfant, sous peine de perdre lui-même la vie, s'il ne réussit pas du premier coup; des deux côtés c'est un père, qui, pourvoyant à sa vengnance dans le cas où il viendrait à manquer le but si cruellement désigné, prépare une flèche destinée à occire le tyran; des deux côtés, c'est le tyran qui, une fois le coup réussi, apprend dans les mêmes termes à quoi devait servir la flèche réservée, sans qu'il sévisse contre celui qui lui adresse cette déclaration provocante.

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