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narrateur, également contemporain, également voisin du berceau de la Confédération suisse, et chez lequel l'amour du détail et de l'historiette est la disposition dominante ? Nous voulons parler du moine Jean de Winterthur. Ce religieux avait environ douze ans lors de la bataille du Morgarten. C'est à l'occasion de celle-ci que, pour la première fois, il parle, dans sa chronique, de ‹ cette race rustique habitant les vallées de Switz, et qui, retranchée derrière ses montagnes, refusait au duc Léopold la soumission et les services qui lui étaient dus. >

Le récit qu'il nous a laissé de la bataille révèle, par la nature même des informations qu'on y trouve, un esprit de recherche et d'investigation qui permet de conclure que tout ce qui, dans les faits contemporains, méritait quelque attention, a dû être recueilli par lui, sinon avec beaucoup de critique, du moins avec une curiosité et un intérêt tout particuliers; à bien plus forte raison ce qui se passait à sa portée et comme sous sa main. Sa chronique n'est point un simple journal où il se propose de consigner, avant tout, ce qui concerne son ordre et son couvent, puis, accessoirement, ce qu'il a fortuitement appris. < Je veux, dit-il lui-même en commençant son livre, < raconter ce qui est advenu de mon temps, soit que j'en aie été moi-même témoin, soit que j'en aie été informé directement, ou que la voix publique et la renommée me l'aient fait connaître. Et, comme je suis de l'Allémanie, c'est principalement de ce qui s'est passé en Allémanie que je m'occuperai. › Il ne pouvait pas faire plus expressément entrer les Waldstätten dans son champ d'observation.

Mais ce ne sont pas seulement les événements importants et les personnages considérables de l'histoire qui

trouvent place dans le récit du religieux. Sa chronique est remplie d'une foule d'incidents de la vie commune, ramassés un peu partout. Dans une seule page on rencontre le récit d'une vengeance conjugale, qui s'accomplit à Schaffhouse, et où l'adultère est assassiné et coupé en petits morceaux, d'une querelle de famille qui a lieu à Bâle, et dans laquelle, au milieu d'une noce, l'époux est tué par le frère de l'épouse, d'un triple homicide commis dans la première de ces villes par des citoyens sur des citoyens du parti contraire. Ailleurs il raconte comment le gardien du château de Rosenbourg en Thurgovie, surpris par des nobles ennemis de son maître, sait tirer vengeance de cette agression, en précipitant l'un dans un tonneau rempli d'épieux, en jetant l'autre par la fenêtre, en tuant le troisième d'un coup de hache, et en frappant leur serviteur d'un coup de couteau. Il suffit de voir avec quelle complaisance il développe les narrations de ce genre, pour comprendre à quoi s'attache son attention et ce qu'il cherchait surtout à bien décrire. Les incendies, les fléaux, les possessions diaboliques, les suicides, les parricides, les faits étranges, sont consignés avec autant de soin que les grandes catastrophes politiques, et Jean de Winterthur montre une prédilection particulière pour tous les incidents empreints d'un caractère sombre et tragique. L'humble Franciscain, dit l'historien distingué qui a récemment donné une excellente édition de la chronique du religieux de Winterthur, <se préoccupe surtout de ce qui intéresse les rangs inférieurs de la société au milieu de laquelle il vit; il nous offre le vivant tableau de ce qu'on pense, de ce qu'on croit, de ce qu'on dit, dans cette modeste sphère où les nouvelles, les traditions, les opinions se transmettent de bouche en bouche au jour le jour. ›

Y avait-il un écho mieux trouvé pour répercuter le bruit des méfaits dont les Waldstätten n'auraient pas pu être le théâtre, sans que le retentissement en eût pénétré cette foule à laquelle Jean de Winterthur servait de porte-voix ? Se représente-t-on cet esprit éveillé et curieux, qui a glané de tous côtés sa gerbe d'anecdotes, ignorant des épisodes qui se seraient accomplis pendant son enfance, à quelques heures de distance de sa ville natale, et qui, plus que tous les faits étranges qu'il a recueillis dans sa chronique, auraient dû remplir sa jeune âme d'épouvante et sa mémoire du désir de les retracer? Et qu'on ne pense pas qu'étant peu favorable aux Confédérés, c'eût été pour ménager la mémoire d'Albert d'Autriche que ce chroniqueur aurait tu les iniquités commises dans les Waldstätten par les agents de ce prince. Il est au contraire, parmi les historiens du temps, un de ceux qui se montrent le plus sévères sur son compte. Non, le silence de Jean de Winterthur, à supposer que les faits racontés par la légende se fussent accomplis, serait absolument inexplicable.

Si un père a, sur la place d'Altorf, risqué la vie de son fils pour abattre une pomme et fait tomber sous sa flèche vengeresse l'auteur de cet ordre barbare; si un fils a vu dans le Melchthal son père aveuglé en punition de la blessure d'un valet; si, dans la baignoire d'Alzellen, un nouveau Tarquin a trouvé la mort, tandis que, plus heureuse que Lucrèce, la paysanne d'Unterwalden conservait tout à la fois la pudeur et la vie, et qu'à Winterthur on n'en ait rien su, et que, si on l'a su, les enfants n'en aient ouï parler ni au foyer paternel, ni dans les conversations de l'école, ni sur la place publique, ou que, s'ils en ont ouï parler à dix ans, ils l'aient oublié à quarante, et si le silence du

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chroniqueur doit s'expliquer par cette série d'invraisemblances, alors nous ne pouvons rien conclure, il est vrai, du mutisme de Jean de Winterthur, rien, sinon que de tous les témoignages connus, antérieurs à l'an 1350, il n'en est aucun qui atteste, de près ou de loin, directement ou par allusion, la réalité des incidents auxquels la tradition rattache l'affranchissement des Waldstätten. Cette tradition ne remonte donc pas jusqu'à l'époque des événements dont elle est censée conserver la mémoire, et l'accord si unanimement négatif des autorités contemporaines les plus dignes de foi, la privent du caractère qui aurait pu lui procurer quelque créance, celui de l'ancienneté.

Au silence des documents et des chartes est venu s'ajouter le silence des historiens. Pas la plus petite pierre d'attente ne se laisse entrevoir, à laquelle puisse s'appuyer l'édifice qu'élèvera la légende. Mais comment cette légende qui a contre elle, répétons-le, tout à la fois le témoignage et le silence de l'histoire, comment cette légende a-t-elle pu naître, se glisser, s'établir, s'incruster dans les annales du peuple suisse? C'est la question qui nous reste à étudier.

II

LES RUDIMENTS DE LA LÉGENDE.

Le temps marchait, et les premiers Confédérés, par de nouvelles alliances et par des victoires nouvelles, avaient agrandi et affermi leur indépendance. Lucerne, Zurich, Berne, Zug et Glaris sont entrés dans la Confédération,

et les batailles de Laupen, de Sempach, de Næfels, ont jeté un nouvel éclat sur la bravoure militaire des montagnards suisses. Mais, pendant qu'ils travaillent ainsi à se faire un nom et une place dans l'histoire, l'histoire se tait sur leur compte. Ce n'est qu'au bout de soixante et dix ans, vers l'année 1420, que l'on voit apparaître un narrateur qui renoue la chaîne longtemps interrompue des récits historiques relatifs aux trois vallées.

Conrad Justinger, secrétaire du Conseil de Berne, avait été chargé par son gouvernement de rédiger une chronique nationale, et c'est dans celle-ci que l'on trouve, sur les origines politiques des Waldstätten et sur les causes de leur affranchissement, un exposé où apparaît, pour la première fois, ce qu'on peut envisager comme le rudiment ou le germe de la thèse adoptée, amplifiée et propagée plus tard par la légende traditionnelle. On nous pardonnera de reproduire son récit tout au long et littéralement traduit, parce qu'il faut l'avoir lu, pour bien comprendre comment l'erreur et l'invention s'insinuent dans l'histoire quand les circonstances en favorisent l'éclosion. La narration de Justinger mérite d'autant plus d'être mise tout entière sous les yeux du lecteur, qu'on peut la considérer comme l'expression des idées qui commençaient à avoir cours, dans les Waldstätten mêmes, sur les événements qui s'y étaient passés antérieurement à l'année 1315. On voit, en effet, d'après ce que dit le chroniqueur bernois, qu'avant d'écrire cette partie de son ouvrage, il a été aux renseignements, et qu'il s'est adressé pour les avoir à ses confédérés des Petits Cantons, entre autres à ceux de Schwyz. Il ne faisait d'ailleurs, en les consultant, que se montrer fidèle à la règle qu'il dit avoir suivie, ‹ de chercher, partout où il

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