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prennent un corps et une physionomie marquée, en sorte que les faits et les personnes arrivent à être empreints d'une précision d'autant plus suspecte, que la tradition finit justement par où, si elle était véridique, elle aurait dû débuter. Ce n'est pas tout: si la perpétuité et l'unanimité font défaut aux traditions qui ont les origines de la Confédération suisse pour objet, le caractère d'ancienneté originelle sur lequel on pourrait fonder leur autorité ne leur appartient pas davantage. Il y a un moyen très sûr de s'en convaincre.

En effet, dans le cas où la tradition devenue nationale daterait réellement de l'époque même où se sont accomplis les faits qu'elle raconte, elle devra se trouver nécessairement d'accord avec une autre classe de témoignages sur l'époque desquels il ne peut pas y avoir de doutes, en sorte que si ces témoignages à date certaine ne confirment pas les dires de la tradition, celle-ci se trouvant privée de son dernier caractère d'authenticité, il n'y aura plus de motif pour lui prêter aucune créance. Les témoignages dont nous voulons parler sont les narrations contemporaines, composées par des auteurs dignes de foi, qui, se trouvant rapprochés de l'époque et du lieu des événements, ont dû nécessairement être appelés à en parler, lorsque ces événements étaient de nature à frapper l'attention et rentraient dans le cadre des faits qu'ils se sont donné la tâche de raconter. Nous ne pensons pas qu'on puisse chercher ailleurs, ni plus tard, ce qu'on appelle des historiens bien in

formés. >

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Or, ces témoignages contemporains relatifs aux origines de la Confédération suisse, et qui peuvent servir de contrôle à la tradition, car c'est là qu'elle aurait dû trou

ver son premier écho, nous les possédons, et, quoiqu'ils soient postérieurs à la bataille du Morgarten, ils n'en sont pas moins dus à des écrivains qui étaient nés avant 1315, et qui, par conséquent, peuvent être envisagés comme appartenant à l'époque même touchant laquelle il y a dissentiment entre l'histoire et la légende. Eh bien! leur silence sur les épisodes recueillis par la tradition est aussi absolu que celui des documents authentiques. Non-seulement ils ignorent le fait d'une insurrection des Waldstätten provoquée par le mauvais gouvernement du roi Albert, mais ils assignent à l'affranchissement des trois vallées de tout autres causes, et ils sont unanimes pour ne faire dater que de la bataille du Morgarten la rupture violente entre les Waldstätten et l'Autriche.

L'un des narrateurs habite, il est vrai, loin du théâtre des événements. C'est en Carinthie que Jean, abbé du couvent de Victring, compose, vers l'an 1345, une chronique consacrée à l'histoire d'Allemagne et qui s'étend sur tout le treizième siècle et la première partie du quatorzième '. Quoique cet auteur soit très-dévoué à la maison de Habsbourg, il parle avec un sentiment de sympathie de l'émancipation des Waldstätten; mais il en attribue la cause à l'ambition déplacée des ducs d'Autriche, et non à des actes de tyrannie, qui, s'ils eussent été vrais, auraient été une explication bien plus naturelle encore du soulèvement des montagnards. Les énormités imputées aux baillis autrichiens, et qui résument en quelque sorte toutes les iniquités commises d'âge en âge par les plus mauvais tyrans, ne pouvaient pas s'être accomplies et comme concentrées sur un seul point de l'Empire, du vivant même de l'écrivain, sans que le retentissement en fût venu aux

oreilles d'un homme qui accorde un si bienveillant intérêt à ceux qui en auraient été les victimes. Pour l'abbé de Victring, les confédérés sont simplement des hommes libres qu'une politique mal inspirée veut injustement asservir, et qui défendent avec un heureux succès leur indépendance. Il suffit de lire son récit pour y reconnaître la vraie physionomie de l'histoire.

< Le duc Léopold, dit-il, < frère du roi Frédéric, pour être en mesure de parer aux événements, se porta avec une forte et brillante armée, composée de soldats et de nobles, contre la peuplade des Schwyzois (gentem Swicensium), qui, placée au cœur des montagnes et ne subissant le joug d'aucun maître, ignorait l'usage des armes et se livrait uniquement à la vie agricole et pastorale. Il se flattait de les subjuguer et de les faire passer sous sa domination et sous celle du roi son frère. Mais, résolus à défendre leur liberté et ligués par un pacte avec les autres montagnards qui les avoisinaient, ils attendirent l'ennemi, le surprirent et le mirent en déroute. ›

Dira-t-on que, de cette brève narration, et du silence absolu que Jean de Victring garde sur les faits odieux qui, selon la tradition, auraient quelques années plus tôt amené la rupture entre les Waldstätten et l'Autriche, on ne saurait rigoureusement conclure que ces faits n'ont pas eu lieu? Mais ne trouvera-t-on pas bien plus vraisemblable encore que, si les choses s'étaient passées telles que la légende les raconte, l'abbé de Carinthie l'aurait su et l'aurait dit, car il se donne à connaître comme un écrivain aussi impartial qu'exactement renseigné? Chacun peut à son gré faire la réponse. Passons à un autre.

Matthias de Neuenbourg, en Brisgau, secrétaire de l'évê

que de Strasbourg, est un historien inférieur en talent et en critique à Jean de Victring, mais il a, dans le cas qui nous occupe, l'avantage d'avoir vécu plus près du théâtre des événements, dont il fut aussi contemporain, car c'est vers l'an 1350 qu'il rédigea sa chronique, qui embrasse à peu près le même champ et la même durée que celle du narrateur précédent *. On peut dire de lui, à plus forte raison que de ce dernier, que si les faits transmis par la tradition eussent été vrais, il les aurait certainement connus, puisque ces faits se seraient passés de son vivant dans des lieux qu'enfermait nécessairement ce qu'on peut appeler son horizon naturel. Il suffit de lire, dans sa chronique, les passages où il est question de la Haute-Allemagne, et, entre autres, les détails si circonstanciés qu'il donne sur les derniers jours et sur la mort du roi Albert d'Autriche, pour comprendre que le soulèvement des Waldstätten contre les baillis autrichiens et les actes de tyrannie qui en eussent été la cause ne lui auraient pas échappé. Mais, quand il parle des trois vallées, c'est seulement, comme l'annaliste de Carinthie, à propos de leur résistance contre le duc Léopold, < qui s'avançait avec une grande armée pour les soumettre à la domination de son frère, quoiqu'elles relevassent directement de l'Empire, et qui fut forcé de prendre la fuite en versant des larmes sur sa défaite. Dès lors les vallées, ajoute le narrateur, < sont demeurées invaincues. >

Le secrétaire de l'évêque de Strasbourg est trop friand d'anecdotes apocryphes ou véritables, pour n'avoir pas enrichi son recueil d'un aussi précieux butin que les aventures de Guillaume Tell ou les scènes tragiques de l'Unterwalden, si elles s'étaient accomplies peu de temps aupara

vant parmi ces mêmes peuplades dont il raconte avec complaisance la victoire. Or, non-seulement il ignore absolument que rien de semblable ait eu lieu dans les vallées, mais il assigne expressément à leur lutte avec l'Autriche une cause toute différente. On peut être néanmoins certain que les épisodes dramatiques, s'ils eussent eu la moindre réalité, auraient pris le pas, dans sa narration, sur les raisons politiques.

L'on doit en dire autant de l'annaliste anonyme qui, dans l'intervalle de 1289 à 1336, a composé une chronique spécialement consacrée à la ville de Zurich, mais dans laquelle on trouve sur les deux premiers rois de la maison de Habsbourg bien des détails anecdotiques, et où il est aussi question, à deux reprises, de l'histoire des Waldstätten. Cet annaliste, qui place par erreur en 1306 la date du premier pacte, et qui donne un court récit de la bataille du Morgarten, se tait complétement, comme nous l'avons déjà vu, sur la révolte des vallées contre le roi Albert, et, par conséquent, sur les incidents que la tradition y a rattachés, quoiqu'il fût mieux placé encore que les deux écrivains précédents pour en être informé si elle avait eu lieu, et quoique l'occasion d'en parler s'offrit tout naturellement à lui3.

Mais si l'on pense que ni le silence de l'abbé de Victring et du chroniqueur alsacien, ni même celui de l'annaliste zurichois ne suffisent à jeter un invincible doute sur l'existence d'événements que ces trois historiens auraient dû connaître et rapporter, quoiqu'ils s'étaient précisément passés au sein d'une population dont les destinées à cette même époque ont trouvé place dans leur récit, que dira-ton du silence bien autrement persuasif d'un quatrième

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