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En se voyant entouré d'un si brillant cortége, le duc d'Autriche ne pouvait concevoir que les plus flatteuses espérances. Dans les files nombreuses qui se déroulaient derrière lui, chevauchait une jeune et bouillante noblesse qui, partageant l'indignation et la colère de son prince, avait hâte d'infliger à des rustres mal-appris une correction bien méritée. Ne doutant pas un instant du succès de son entreprise, elle se faisait suivre d'une provision de grosses et petites cordes destinées à emmener les troupeaux dont on se promettait le butin. Pour ces beaux seigneurs l'expédition était, en effet, une chasse plutôt qu'une guerre. Aussi, dans leur dédain pour les paysans rebelles qu'ils allaient châtier, se souciaient-ils peu de prendre les plus simples précautions que commande toute entreprise militaire.

S'avançant joyeusement et étourdiment sur la route qui côtoyait le lac d'Egeri, leur tête de colonne arriva, sans avoir rencontré d'obstacles, mais sans avoir éclairé sa marche, jusqu'au bas des pentes du Morgarten, entre le ravin, qui débouche près des maisons de Haselmatt, et la plaine basse de Hasslern à l'extrémité meridionale du lac. Déjà l'avantgarde de Léopold pouvait entrevoir, sur la route qui se relevait devant elle, l'endroit où le chemin, resserré entre le Veryberg à droite et la Figlerfluh à gauche, forme le défilé de Schorno, et elle pouvait se demander, si c'était avec de la cavalerie qu'on forcerait ce passage retranché, quand tout à coup, des hauteurs du Morgarten, lancés par des mains invisibles, des blocs de pierre et des troncs d'arbres roulent et se précipitent au milieu des cavaliers qui ont dépassé le ravin d'Haselmatt, blessant les uns, renversant les autres, écrasant hommes et chevaux, encombrant la route, et portant, jusque dans les rangs qui ne sont pas atteints, le

désarroi et la confusion. Il n'importe pas de savoir si cette embuscade avait été dressée, à l'insu même des Schwyzois, comme le prétend la tradition, par des exilés qui voulaient ainsi rentrer en grâce auprès de leurs concitoyens, ou (ce qui est beaucoup plus probable) si elle ne fut pas une manœuvre tout naturellement suggérée aux confédérés par la disposition des lieux. Ce qui est certain, c'est qu'elle eut tout le succès qu'on en pouvait attendre 9o.

Avant d'avoir eu le temps de se remettre de la surprise et du désordre où les a jetés cette irruption subite, les guerriers autrichiens voient, du même côté que les pierres et les troncs d'arbre, descendre comme une avalanche et fondre sur leur tête de colonne les confédérés eux-mêmes, qui, poussant leur cri de guerre et brandissant leurs grandes épées, fauchent, transpercent, taillent en pièces chevaliers, chevaux et valets. Chaussés des crampons qui leur servent à affronter dans les montagnes les rampes les plus abruptes, ils se dévalaient, le long de pentes escarpées où ni cavalier ni fantassin ne pouvait tenir, comme l'eussent fait des chamois, dit un chroniqueur du temps. Si quelques-uns d'entre eux succombèrent devant la première résistance de l'ennemi, cette résistance ne fut pas longue.

L'inattendu de l'attaque, la pesanteur des armes, l'encombrement de l'espace, tout concourait à jeter dans la stupeur des guerriers dont on ne pouvait cependant pas suspecter le courage, et à transformer leur défaite en un massacre effrayant et en un irrémédiable désastre. On eût dit, selon la pittoresque expression d'un contemporain, << des poissons pris et assommés dans une nasse. > Ceux qui échappaient aux coups des montagnards trouvaient pour la plupart leur mort dans le lac, vers lequel une

frayeur éperdue ou la poursuite de l'ennemi les précipitait comme malgré eux. Bientôt l'épouvante se communiquant au reste de la troupe, demeurée hors de l'étroit champ de bataille sur lequel elle eût inutilement cherché à venir porter secours à ses compagnons, chacun ne songea plus qu'à fuir, et le duc lui-même, incapable de rallier les siens, fut entraîné dans la déroute commune, non sans avoir couru le risque d'être pris. L'infanterie qu'il avait détachée du côté de St-Jost, fut instruite, avant d'avoir vu l'ennemi, de la débandade du reste de l'armée, et elle regagna ses foyers sans aucune perte.

Il n'en fut pas de même pour les chevaliers et les nobles, ni pour les gens de pied qui les accompagnaient; le nombre des morts fut considérable et la renommée se plut encore à l'exagérer; les chroniqueurs contemporains le portent à deux mille, ce qui est un chiffre aussi étrangement enflé que celui de vingt mille hommes auquel on estima le nombre des soldats de Léopold. Les confédérés n'avaient pas perdu vingt des leurs. La consternation fut grande chez tous les partisans de la maison d'Autriche, et cette défaite passa pour un des coups les plus funestes qu'eût reçus la cause du roi Frédéric le Beau. Le duc Léopold ne put se consoler de cette ignominieuse et cruelle infortune, et il porta toujours en son cœur, sinon sur son visage, les traces du désespoir dont il avait été saisi au moment de la déroute. « Je l'ai vu, › disait un témoin oculaire, < je l'ai vu revenant sain et sauf de sa personne, mais comme à demi mort de tristesse: on lisait sur ses traits assombris et lugubres toute l'étendue de ses pertes 91. > Son échec avait été si grand, qu'il ne songea pas même à le venger.

Pendant que l'armée conduite par Léopold avait trouvé

au pied du Morgarten des Thermopyles plus heureusement, sinon plus vaillamment défendues que celles de la Grèce, l'attaque dirigée par le comte de Strassberg pour prendre à revers les confédérés avait pleinement réussi. Le Brünig avait été franchi sans encombre, et tout l'Unterwalden allait être envahi, quand la nouvelle de la défaite de son maître et la résistance que cette nouvelle même lui fit rencontrer, déterminèrent le gouverneur de l'Oberland à repasser immédiatement la montagne par où il était venu. Mais tandis que ceux des confédérés qui avaient eu affaire au duc d'Autriche en personne s'étaient abstenus de sortir de leur territoire pour poursuivre son armée dans le plat pays, et s'étaient contentés de faire sur le champ de bataille un riche butin, les gens d'Unterwalden, au contraire, tirèrent une éclatante vengeance de l'agression tentée contre eux. Franchissant le Brünig à leur tour, ils se jetèrent sur le territoire de l'abbaye d'Interlaken, dont les vassaux formaient la plus forte partie des troupes de Strassberg, et là, mettant les biens au pillage, livrant les maisons à l'incendie et les personnes à la mort, ils firent payer cher à leurs voisins le tort d'avoir servi d'instruments aux projets avortés de l'Autriche.

Toutefois la vengeance ne fut pas le seul sentiment que la victoire fit naître dans l'âme des confédérés. Leur délivrance inespérée réveilla au fond de leurs rudes cœurs les émotions de la reconnaissance et de la piété. Offrant à Dieu, à la vierge et aux saints, les hommages que nous les avons vus refuser aux moines, ils s'empressèrent de consacrer le souvenir de cette glorieuse journée par une commémoration religieuse perpétuelle. ‹ On fait savoir à tous, › dit l'un des textes relatifs à cet anniversaire, que les habitants

des vallées d'Uri, de Schwytz et d'Unterwalden ont décidé et sanctionné de solenniser à perpétuité, par un jeûne, le premier vendredi après la St-Martin, et de chômer le lendemain samedi comme la fête d'un apôtre, en l'honneur de la sainte et indivisible Trinité, de la bienheureuse vierge Marie et de tous les saints, parce que le Seigneur a visité son peuple, en le délivrant par son immense miséricorde de ses ennemis. Qu'à Lui soit louange et gloire, aux siècles des siècles! Amen 95! >

Quel noble et simple langage! Combien cette sobriété de sentiments et de paroles est d'accord avec la mâle énergie dont elle célèbre le triomphe! Combien cette sorte de modestie nationale, qui rapporte tout à une cause suprême, est en harmonie avec les secrets ressorts de la vraie liberté! Les confédérés avaient raison de rendre grâces, et leur satisfaction devait être d'autant plus complète, qu'après Dieu, c'était à eux-mêmes et à eux seuls qu'ils devaient leur triomphe. Les secours qu'ils avaient sollicités de Louis de Bavière leur avaient manqué, et ils ne leur étaient déjà plus nécessaires quand ils reçurent de lui une promesse qui équivalait à un refus *. Ce fut pour eux un grand bonheur d'avoir montré qu'abandonnés à leurs seules forces ils pouvaient, malgré leur petit nombre et leur chétif territoire, légitimement prétendre à prendre leur place parmi les peuples indépendants, si, du moins, pour occuper ce rang et mériter ce titre, il suffit, après avoir acquis la liberté, de se montrer capable de la défendre. Leurs persévérants efforts, ralentis quelquefois mais jamais suspendus, aboutissaient enfin à cette pleine émancipation politique vers laquelle ils n'avaient cessé de diriger leurs vœux. Ils se hâtèrent de mettre sous la protection d'une commune alliance le bienfait que leur procurait une commune victoire.

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