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DE LA SITUATION

DU

THEATRE EN FRANCE

A PROPOS

DE LA TRAGÉDIE DE LUCRÈCE.

J'ai toujours pensé, et je pense plus que jamais, qu'un grand succès au théâtre (pourvu qu'il soit sincère et loyal) est un de ces évènemens glorieux et rares qu'il convient de saluer avec joie et d'étudier sous toutes les faces. N'est-ce pas une chose pleine d'intérêt que d'assister aux premiers pas d'un nouveau talent, d'entendre les premiers sons d'une jeune lyre? N'est-il pas heureux et encourageant pour tous de sentir que, dans ce siècle que l'on dit si blasé, il existe encore assez de sève admirative et de poésie latente ́au cœur de la foule, pour pouvoir, à un moment donné, répondre par une explosion d'enthousiasme à un grand et sérieux effort?Je vais plus loin. L'adhésion populaire donnée à une œuvre d'art est le plus sûr et le plus délicat indice des changemens survenus dans le goût, c'est-à-dire dans la raison et dans l'imagination des peuples; c'est la révélation et la mesure actuelle des nouveaux instincts poétiques qui se développent sourdement au sein des masses; c'est la

remise en question de plusieurs problèmes qu'on avait pu croire définitivement résolus; en un mot, c'est une occasion sérieuse et solennelle pour l'art et pour la critique de se replier sur eux-mêmes, de se rendre compte de leur position et de faire, avec courage et bonne foi, un examen de conscience complet et sincère. Oui, tout succès qui se lève à l'horizon littéraire est comme une étoile éclatante qui perce les nuages et qui permet à la poésie, voguant vers l'idéal, de reconnaître le chemin qu'elle a parcouru, d'estimer au vrai la dérive, et de régler avec justesse sa direction pour l'avenir.

Malheureusement, les chefs de l'école poétique actuelle, qui auraient plus que personne intérêt à recueillir ces utiles indications, rejettent par système tout avis venant de la foule, et se piquent, à la façon des conquérans, de ne suivre d'autre étoile que celle de leur génie. Odi profanum vulgus et arceo est la devise qu'ils ont conservée du cénacle. Qu'ils y prennent garde toutefois! Cette maxime à la Byron, plausible quand on l'applique à certaines branches de poésie, qu'on peut appeler aristocratiques, devient fausse et funeste dès qu'on veut l'étendre à un genre de productions tel que le drame, dont les racines plongent profondément dans le sol populaire. Une ballade, une élégie, un sonnet, sont les fruits d'une fantaisie toute personnelle (on serait tenté de dire égoïste), laquelle cherche avant tout dans l'art sa propre satisfaction. Les œuvres de cette nature sont d'indépendans monologues dans lesquels le poète élégiaque ou lyrique a le libre choix des sons, des formes, des images, de toutes les sensations, en un mot, qu'il lui convient d'éveiller, à peu près comme dans une voluptueuse retraite un sensuel épicurien couronne solitairement sa coupe des vins et des fleurs qui lui agréent. Le poète dramatique, au contraire, en présence de cet invité parfois incommode, mais toujours désiré, qu'on nomme le public, est tenu de montrer la noble déférence d'un hôte disposé à s'oublier lui-même, et à faire prévaloir, dans une juste mesure, les goûts de ses convives sur les siens propres. C'est qu'en effet un drame est une œuvre collective dans laquelle le public a une part de coopération active et nécessaire, que le génie du poète peut bien s'efforcer de restreindre, mais qu'il ne lui est pas donné d'abolir.

Je suis bien éloigné, en tenant ce langage, de vouloir abaisser en rien la hauteur de la mission sociale et civilisatrice que s'attribuent dans leurs manifestes les maîtres de notre scène, mission d'ailleurs qu'ils pourraient souvent mieux remplir. En ce siècle si dénué de tout enseignement moral, il est bon que ceux qui sont en possession

du théâtre se regardent comme les instituteurs nés de la multitude, et reconnaissent qu'eux aussi ont charge d'ames. Seulement, je crois qu'ils seraient plus complètement dans la vérité si, en apportant chaque soir des leçons mêlées de plaisir à ce quelqu'un qui a parfois plus d'esprit que Voltaire, ils songeaient qu'ils peuvent en retour recevoir de leur ingénieux partner plus d'un avertissement profitable. Au théâtre en effet (et c'est là ce qui fait sa vie et sa puissance), il s'établit entre le poète et la foule un échange électrique et continuel de pensées et d'émotions, de plaisir et de conseils : l'enseignement est réciproque, il descend et il remonte; poète et peuple sont tour à tour maître et disciple, modeleur et modèle, créancier et débiteur, et jamais le poète n'est plus sûr du triomphe que quand il reporte au public les leçons qu'il en a reçues.

On me prêterait d'ailleurs une idée qui n'est pas la mienne, et l'on aurait mal compris ce qui précède, si l'on s'imaginait que je regarde les applaudissemens, les couronnes, la popularité en un mot, comme la mesure exacte et certaine du mérite littéraire et poétique. A Dieu ne plaise! Je ne sais guère mieux que Chamfort combien il faut réunir de... gens d'esprit pour constituer le public en jury infaillible. Je n'oublie pas que l'histoire du théâtre se compose au moins autant des bévues du parterre que des erreurs des poètes. Je n'oublie pas cette multitude de succès extravagans et de chefs-d'œuvre éphémères ou médiocres dont il nous serait si facile de dresser une liste à la fois bouffonne et déplorable, à commencer par la Mariane de Tristanl'Hermite et à finir par le Siége de Calais de De Belloy. Je sais la part qu'il convient de faire à la mode, à l'envie, à l'engouement, aux passions de toutes sortes. Aussi n'ai-je l'intention d'établir qu'un point, à savoir que les grands succès au théâtre ont, comme toutes choses, leur raison d'être, qu'ils ne sont pas, eux non plus, des effets sans causes; qu'ils ont presque toujours un sens profond, et que lors même, comme il arrive souvent, qu'ils ne méritent point d'être reçus comme arrêts, ils n'en doivent pas moins être pris en grande considération comme symptômes. Cela, d'ailleurs, ne semble devoir blesser aucune prétention. Recommander au navigateur d'avoir l'œil à la boussole, et, quand le temps le permet, d'observer le ciel étoilé, ce n'est certes pas, j'imagine, nier le génie de Christophe Colomb ni de Magellan. Je passe à l'application.

Tout le monde sait le grand événement littéraire du mois dernier. Trois drames de l'ordre le plus élevé, quoique d'une valeur fort inėgale, les Burgraves, Judith et Lucrèce, ont été, à moins de cinq se

TOME II.

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maines de distance, soumis au jugement du parterre. Leur fortune a été diverse, et le verdict a dù étonner, sinon déconcerter, toutes les prévisions. Malgré les transcendantes beautés de tous genres qui abondent dans les Burgraves, le public est demeuré, devant cette composition si originale et si grandiose, indécis et partagé. La balance pourtant a penché, comme il était juste, mais plutôt par un effet de la réflexion que par un attrait instinctif. Judith, malgré la double séduction de deux noms qui présageaient un double enthousiasme, n'a reçu qu'une approbation calme et réservée. Lucrèce, au contraire, ouvrage d'un poète inconnu, a été accueillie par d'unanimes acclamations; le succès a été complet, triomphant, universel. Voilà les faits; nous les exposons en historien. A présent qu'en faut-il conclure? La tragédie de Lucrèce est-elle le drame depuis si longtemps attendu, le drame du XIXe siècle? Est-ce un pas rétrograde? Est-ce un progrès? Ce qui est certain, c'est qu'il y a plus de dix ans qu'aucune manifestation publique aussi éclatante n'a donné plus à penser. Il importe donc de soumettre à un examen attentif, nonseulement la pièce, mais le succès lui-même, et de tâcher d'en déterminer exactement la signification et la portée.

Sans doute, et nous le reconnaissons de grand cœur, la principale raison de l'enthousiasme que la tragédie de Lucrèce a excité est l'incontestable et saisissant mérite de plusieurs de ses parties. Cependant ce mérite qui suffirait, et au-delà, pour expliquer un succès ordinaire, ne nous paraît pas rendre complètement raison de l'étendue de celui que Lucrèce vient d'obtenir. Après avoir vu et lu ce drame, et y avoir admiré plusieurs morceaux et même plusieurs scènes d'une belle, forte et classique facture, nous ne pouvons pourtant admettre, avec quelques critiques trop oublieux ou trop partiaux, qu'on n'ait rien entendu d'égal au théâtre depuis vingt-cinq ans. L'auteur, par le choix d'un sujet dénué d'action, sans nœud, sans péripétie, et qui n'admet que dans une situation unique et prévue l'emploi très modéré de la terreur et de la pitié, a fait moins une véritable tragédie qu'il n'a tracé une bonne étude tragique. Libre à d'innocens aristarques de célébrer dans le succès de Lucrèce la résurrection de la défunte tragédie de 1810. Ni les beautés ni les défauts de la nouvelle pièce n'offrent un retour à cette forme ruinée et démantelée dès 1827. Les unités de lieu et de temps, même l'unité plus essentielle des mœurs et du style, n'y sont pas observées. Shakspeare et André Chénier ont laissé leur empreinte, l'un dans la naïve familiarité de plusieurs scènes d'intérieur, l'autre dans

l'atticisme de quelques détails de versification et de langage. Ce n'est donc point à titre de tragédie jetée dans l'ancien moule que Lucrèce s'est concilié de si ardentes sympathies. Si pourtant on insistait, et qu'on voulût à toute force compter l'auteur de la tragédie nouvelle parmi les partisans de l'ancien régime littéraire, nous renverrions les obstinés à l'opinion textuelle que M. Ponsard a consignée, il y a trois ans à peine, dans un article de littérature inséré dans une revue provinciale et intitulé: De mademoiselle Rachel, de Corneille, de Racine et de Shakspeare. Si le jugement qu'on va lire sur les poètes de l'école impériale ne paraît ni bien neuf ni d'un tour bien délicat, il a, du moins à nos yeux, le mérite d'être net et péremptoire : « Il y a, disait M. Ponsard, quelque chose de tué à tout jamais; c'est la friperie du bagage littéraire de l'empire, vieux « galons dédorés, paillettes prétentieuses, mais sans éclat, ramassées << par Chénier dans la facture flasque du vers de Voltaire, quand il << n'était pas soutenu par le sentiment, et léguées encore plus usées << par Chénier à ses continuateurs, jusqu'à ce qu'elles se soient en<«<sevelies dans l'Arbogaste... (1). »

On voit par cette citation que ce ne saurait être comme continuateur, encore moins comme admirateur des poètes de l'empire, que M. Ponsard a mérité d'être élevé sur le pavois. Il faut donc chercher à cette ovation un autre motif. Ne serait-ce pas qu'on a cru voir dans Lucrèce le premier ou le plus habile essai de transaction entre les deux écoles? Il y a plus de vérité dans cette assertion que dans la première. Le mélange des deux manières est manifeste d'un bout. à l'autre de la pièce nouvelle. Nous ajouterons que la théorie du critique viennois concorde ici à merveille avec l'œuvre du poète. On lit la déclaration suivante dans l'article cité plus haut:

« .... Il serait beau qu'un poète surgît qui corrigerait Shakspeare << par Racine, et qui compléterait Racine par Shakspeare. En ce « sens, l'école de M. Hugo a rendu à l'art d'importans services. Je << ne parle pas des plats imitateurs qui sont toujours à la queue de << toute création puissante... Sans doute on est allé trop loin, mais les « excès sont inséparables de l'ardeur d'une révolution. Il fallait un « coup de vigueur exagérée pour secouer les esprits engourdis. « L'ébranlement a été donné, puis viendra la réaction, si elle n'est « déjà venue; puis la littérature, long-temps oscillante, se reposera << dans les bienfaits de l'éclectisme. »

(1) Revue de Vienne, tome Ille, août 1840, p. 491.

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