Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

travers, et c'est une justice à rendre aux Hoffmann, aux Feletz, aux Geoffroy, aux gens d'esprit de l'époque, qu'ils n'ont jamais épargné cette école de falbalas et de longues queues métaphoriques. Miss Burney, dont la phrase naturelle était si lestement vêtue, se laissa gåter. Rien n'est curieux à titre de monument littéraire comme la vie de son père, le docteur Burney, écrite par elle dans un patois doublement emphatique, qui rappelle à la fois le mauvais style des deux pays. Veut-elle dire que son père monta en voiture, elle raconte que cet instrument locomotif, autrefois luxe royal, aujourd'hui l'une des nécessités de la bourgeoisie conquérante, le transporta d'un lieu à un autre. Il s'agit d'un fiacre. Sa description du rhumatisme paternel et des suites de ce rhumatisme ne peut pas être oubliée; l'ithos et le pathos en font un morceau merveilleux. « Mon père, dit-elle, fut assailli, pendant son voyage si rapide, par les fureurs les plus redoutables auxquelles la terrible lutte des élémens abandonne la nature pendant la saison hivernale. De mauvais arrangemens domestiques et d'innombrables accidens qui s'y joignirent le livrèrent en proie aux impitoyables angoisses de ce spasme aigu que cause le rhumatisme, souffrance horrible qui lui permit à peine d'atteindre son foyer domestique, et bientôt il s'y trouva, prisonnier torturé, confiné douloureusement dans un lit de supplice. Tel fut l'obstacle imprévu qui ploya sans la dompter la naissante volupté de son esprit, ce désir d'entrer dans une nouvelle sphère de vie, dans le domaine de la célébrité littéraire. Ce fut en effet sur le lit du malade, échangeant le léger nectar d'Italie, de France et d'Allemagne contre les noires potions des apothicaires, tenaillé par des douleurs lancinantes, et voué à l'incendie de la fièvre, qu'il comprit la plénitude de cet équilibre sublunaire qui semble devoir éternellement rester suspendu au-dessus de l'accomplissement d'une félicité exquise et désirée long-temps, mais qui fuit au moment même où elle mûrissait, prête à éclore pour le plaisir. >>

Cela méritait d'être cité. La première partie du journal de miss Burney est tout-à-fait privée de cette magnificence et renferme de curieux détails sur Johnson, mistriss Thrale, Walpole, et la vie intime de George III et de la reine sa femme. Bien que publiée récemment, cette œuvre appartient d'ailleurs à une époque littéraire très éloignée de nous, à l'ère johnsonienne, qui a précédé l'avènement de Walter Scott et de Byron. Aujourd'hui rien ne bouge dans la littérature anglaise. Les romans sont à peu près ce qu'ils étaient il y a vingt ans. On écrit des poèmes dans le style de Wordsworth et

de Tennyson. On compile des histoires à l'imitation de Southey et de Lingard. Cependant un courant de nouveaux besoins et de tendances nouvelles emporte lentement les esprits vers un monde inconnu; ce courant, on ne l'aperçoit guère dans les livres à la mode; le véritable mouvement intellectuel ne se manifeste jamais à la surface. Il faut creuser plus avant et consulter certaines publications à demi obscures, certains pamphlets de controverse et de polémique sacrée pour reconnaître de mystérieuses et bizarres agitations qui s'annoncent dans les intelligences anglaises. L'Angleterre, mère du rationalisme pur, s'ennuie un peu de cette doctrine et de sa stérilité. Le pays de Locke produit à son tour quelques germes catholiques, et c'est à Oxford, au sein de la vieille université, qu'on les voit poindre. Comment se réglera cette tendance nouvelle? Comment se débrouillera et s'éclaircira ce nuage mystique? Il y a un docteur Arnold, mort récemment, esprit indépendant et distingué qui, dans ses essais et dans sa chaire, n'a pas cessé de prêcher et d'écrire contre l'esprit de parti qui est la vie politique de l'Angleterre. Il y a un docteur Pusey, dont les tracts ou traités font un assez grand nombre de prosélytes, et qui demande tout simplement que l'église anglicane se substitue à l'église romaine catholique. Il y a un docteur Sewell, qui va plus loin et qui se déclare symboliste, mystique, ennemi du jugement individuel, partisan de l'inquisition, défenseur de la foi aveugle; il proteste contre le protestantisme et déclare qu'il ne reconnaît de christianisme légitime qu'avant la réforme! Voilà ce que l'on imprime en Angleterre, et qui pis est, à Oxford. La singulière impulsion du catholicisme protestant s'y propage avec une vivacité qui épouvante les vieux adversaires du papisme, et qui menace de détruire l'orthodoxie. MM. d'Oxford réclament pour leur église tous les droits de l'église catholique, infaillibilité, autorité, influence directe sur les intérêts temporels. Les puseyites n'attaquent plus le catholicisme dans ses théories, qu'ils acceptent au contraire; ils veulent tout bonnement le remplacer. Qu'auraient dit Locke et de Foë, s'ils avaient prévu ce résultat? Bossuet rirait bien. Le protestantisme, fruit du jugement qui proteste, né de l'arbitrage personnel exercé par l'homme, renonce à sa protestation, se soumet à l'autorité et détruit la faculté du libre jugement! Nous avons nommé M. Sewell, professeur de philosophie de cette université d'Oxford, et l'un des principaux athlètes du combat, qui a scandalisé récemment les consciences par la publication de sa Morale chrétienne (1); il essaie

(1) Christian Morals, by the rev. W. Sewell, M. A., etc.

d'y relever le principe catholique de l'autorité contre le principe du jugement individuel. Bossuet n'est pas plus impérieux; Tauler n'est pas plus mystique.

Il faut donc se garder de confondre les mouvemens purement littéraires indiqués par le style, le genre et la portée des livres, avec les révolutions intellectuelles qui couvent secrètement dans l'esprit des peuples. Il est évident qu'il s'opère aujourd'hui dans les intelligences anglaises un effort vague contre l'esprit de parti et le cant, effort sourd et secret, encore très peu sensible, mais d'autant plus digne d'être remarqué, qu'il s'étend doucement à la littérature, aux mœurs, aux arts, à la science, à la théologie et à la politique. Les romans même de Dickens, et c'est ce qui fait en partie leur succès, sont remplis de protestations comiques contre le cant et l'affectation de la sévérité puritaine. L'Angleterre commence à se dégoûter de l'hypocrisie convenue, elle ne croit plus guère à ses journaux, et répudierait volontiers le charlatanisme des annonces. La presse quotidienne perd tous les jours de son pouvoir, dont elle a fait litière. Les sentimens et les préjugés contraires à la France s'anéantissent dans les esprits cultivés; récemment, un des meilleurs recueils périodiques anglais ne craignait pas de faire honte à ses compatriotes et de louer à leurs dépens le libéralisme de nos lois et la sympathie facile de nos mœurs. Le retour à la généralisation des idées, un certain besoin de centre et d'autorité, une lassitude secrète de l'analyse, de la dissidence et peut-être de la liberté, se manifestent d'une manière indécise, mais assez vive.

Ainsi, dans le pays protestant par excellence, on proteste contre le principe de la critique. Dans le pays de la libre pensée, on prête l'oreille aux panégyristes de l'inquisition. Le pays rationaliste écoute le mysticisme du symbole. La bannière catholique est prête à se relever au milieu des adversaires du papisme.

Voilà, pour les penseurs, les curiosités mystérieuses de l'Angleterre actuelle. Elles éclosent à peine, on les voit poindre, toutes timides, à la surface du sol; mais elles sont pleines de sève, d'avenir, peut-être de terreur. La circulation des livres n'est rien auprès du mouvement des idées.

PHILARÈTE CHASLES.

LE MONDE

GRÉCO-SLAVE.

VI.'

LES BOSNIAQUES.

I.

Entre les montagnes de la Grèce et la principauté autonome de Serbie, s'étendent des provinces slaves qui reconnaissent encore, du moins en apparence, la domination directe du sultan. Généralement désignées sous le nom collectif de Bosnie, ces provinces sont au nombre de trois : la Bosnie proprement dite, l'Hertsegovine, et la Croatie turque. La population, très faible en proportion de l'étendue du pays, ne dépasse pas douze cent mille ames, ce qui donne à peine trois cents habitans par lieue carrée; mais elle se compose presque entièrement de pâtres indomptables, maîtres des gorges les plus inaccessibles de l'empire turc. Serbes de langue et de mœurs, les

(1) Voyez les livraisons des 1er février, 1er juin, 1er août, 15 décembre 1842, et 1er mars 1813.

Bosniaques se distinguèrent cependant toujours de leurs compatriotes danubiens par un caractère plus énergique et plus ferme; ils prétendent aussi l'emporter sur les autres Serbes par la noblesse et la pureté de l'origine. Connus dans l'histoire bysantine sous le nom de Botsinaki, comme les Serbes du Danube sous le nom de Trivalles, ils croient avoir précédé tous les autres Slaves dans l'empire d'Orient; ils parlent même de nombreux mariages contractés entre leurs ancêtres et les familles princières des tribus gothiques, auxquelles ils donnèrent des rois, tels qu'Ostrivoï et Svevlad, lorsque, du va au vire siècle, la nation des Goths parcourait l'Europe. Un amour excessif des libertés locales ne tarda pas à nuire à l'indépendance extérieure des Bosniaques; ils se divisèrent d'eux-mêmes en plusieurs états souverains, comme le banat de Dalmatie et le royaume de Rama ou de la haute Bosnie. Les Maghiars profitèrent de ces divisions et s'emparèrent du pays, qui ne fut plus régi que par un roi vassal du souverain de la Hongrie. A la fin du XIVe siècle, ce petit roi parvint à s'émanciper complètement; mais ses anciens protecteurs lui opposèrent aussitôt un concurrent qui le força d'appeler à son secours les Turcs de la Thrace, et le protectorat maghiar dut se retirer devant le protectorat ottoman, qui depuis lors domine la Bosnie.

La série d'événemens ou plutôt d'intrigues qui avaient réduit les Bosniaques à réclamer l'intervention musulmane ne fait point honneur à la chrétienté latine. Les menées incessantes des cardinaux et des évêques d'Allemagne dans ces régions avaient fini par rendre la masse du peuple indifférente à la religion qu'il voyait si indignement exploitée par un amas d'ambitieux. L'hérésie des bogomiles (élus de Dieu), gnostiques qui niaient la trinité, la hiérarchie ecclésiastique et la divinité du Christ, avait déjà fortement ébranlé la foi orthodoxe en Bosnie et en Albanie. Ces bogomiles, précurseurs des réformés, appelés par les Grecs kathareni ou chrétiens purs, et par les chroniques latines patareni (mot qui n'offre aucun sens), ne contribuèrent pas moins que le schisme grec à provoquer l'intolérance des évêques allemands et à faciliter les conquêtes de l'islamisme en Bosnie. Rome et le saint empire germanique n'avaient attaché à leur cause toutes les grandes familles du pays qu'en leur accordant pour prix de leur conversion des droits féodaux sur les paysans schismatiques ces familles, instruites à voir dans la religion un moyen de domination temporelle, passèrent du pape à Mahomet, et conservèrent ainsi tous leurs droits seigneuriaux sur les paysans qui ne voulurent pas les imiter. Quant aux marchands, habitans des villes, la

« ZurückWeiter »