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CALCUTTA.

L'embouchure des grands fleuves présente toujours des dangers à la navigation: ici ce sont des roches sous-marines jadis recouvertes d'une épaisse couche de terre balayée par les flots, là des bancs et des grèves chaque année déplacés par les débordemens, tour à tour entraînés et formés de nouveau par les courans et les marées, ailleurs une barre limoneuse qui est comme la ligne de démarcation entre les eaux douces et l'Océan. Grossi par vingt-une rivières considérables qui se gonflent elles-mêmes périodiquement à la saison des pluies, à la fonte des neiges, le Gange, malgré les huit bouches par lesquelles il se jette dans le golfe en arrosant et inondant parfois son delta, roule une si puissante masse d'eau, que son lit, å l'entrée principale, est inégal et capricieux comme celui d'un torrent. Aussi, lorsque, dans une nuit sombre et pluvieuse de juillet, un navire poussé vent arrière par la brise du sud-ouest arrive sur les brasses, sa position n'a rien de rassurant jusqu'à ce qu'il ait à bord le pilote que lui envoie, dans une chaloupe montée par douze lascars intrépides, l'un des bricks toujours en croisière devant cette côte menaçante. Entre une longue ligne de récifs célèbres par plus d'un naufrage, sur lesquels mugit à marée basse la vague furieuse, et des bancs de sable mêlés de vase sur lesquels le plus gros trois-mâts tournoie et disparaît englouti, le navigateur, battu par les rafales d'un vent lourd et chargé de pluie, inondé par les eaux du ciel et par les

lames écumantes, ballotté sur une mer courte et clapoteuse à cause de son peu de profondeur, n'a pour se guider que le plomb de la sonde et les feux éclatans qu'à chaque demi-heure on brûle à la poupe des pontons mouillés, selon la saison, plus ou moins loin du rivage.

Ces feux de Bengale produisent un effet fantastique; quelquefois ils illuminent soudainement les voiles gonflées d'un grand navire qui disparaît de nouveau comme un fantôme dans les ombres de la nuit; quelquefois, vus de loin, ils ressemblent à une étoile détachée des cieux qui tremble un instant sur le sommet de la vague avant de s'éteindre dans les abîmes de l'Océan. C'est à bord de ces bâtimens stationnaires, exposés à toutes les intempéries de la mousson, aux brûlantes ardeurs d'un soleil tropical, que les apprentis pilotes passent de longues années à s'initier aux caprices du golfe, aux difficultés de ces routes changeantes à travers lesquelles ils doivent un jour guider les vaisseaux.

Quand on a franchi ces brasses périlleuses, le fleuve se déploie non dans la sereine beauté de ses rives, mais dans les effrayantes solitudes de ses Sunderbands. Avant d'arriver aux belles forêts du Mississipi et de ses affluens, il faut traverser ces prairies mouvantes que le voyageur, tout d'abord désappointé, contemple avec tant d'ennui; avant de rencontrer les paysages auxquels nous ont accoutumés les oriental annuals et les keepsake, il faut côtoyer l'île de Sagor et des pays d'alluvion inhabitables. Ces Sunderbands (soundarivana, forêts d'arbres soundari, heritiera minor ou robusta) sont une vaste étendue de terrain boisé qui termine le delta du côté de la mer, sur une longueur de cinquante-cinq lieues. Excepté dans la partie qui avoisine immédiatement le grand bras du Gange, les mille ruisseaux et rivières qui forment à travers ces terres désolées un inextricable labyrinthe sont tous salés; le sol est composé de sable et de terre noire disposés en couches régulières, mais rebelles à toute culture, comme l'ont prouvé les inutiles tentatives auxquelles les planteurs semblent avoir renoncé depuis une trentaine d'années. Ainsi cette plage, que suivent de si près tous les Européens en arrivant au Bengale, est encore de nos jours une solitude déserte, un rivage de mort sur lequel régnent en maîtres les bêtes féroces et particulièrement le tigre.

On sait quelle terreur extraordinaire inspire aux Bengalis ce roi de leurs forêts; cependant trois classes d'individus s'aventurent parfois dans les Sunderbands: le bûcheron, qui aime par instinct à se

plonger au plus épais des fourrés, à retourner à la vie sauvage; l'ascète hindou, que les retraites solitaires et inhabitées invitent à la contemplation, et le faquir musulman, qui, armé de talismans et d'amulettes, croit pouvoir dompter la férocité des tigres. Exaltés par un fanatisme puisé à des sources opposées, ces saints personnages entrent en communication avec la divinité qu'ils servent, la voient en songe, apprennent de sa bouche en quel lieu elle acceptera les prières ou les offrandes. En retour des vivres que leur apporte le bûcheron, ils lui découvrent les endroits où il fera retentir la cognée sans éveiller l'hôte terrible de ces bois. Le roucoulement de la tourterelle perchée sur les arbres voisins, le cri du paon qui court dans les sentiers frayés autour de la hutte, le vol fantasque des perroquets qui semblent rire en traversant les airs, l'aspect d'une nature tranquille augmente encore la sécurité de ces hommes retirés du monde; dans la gazelle timide qui fuit à peine devant eux, dans les troupes de singes gambadant à la cime des arbres, ils voient, ceux-ci des créatures soumises à la puissance du talisman, ceux-là des esprits de la forêt, des êtres comme eux, qui reprendront un jour la forme humaine, et ils vivent dans ces illusions jusqu'à ce qu'ils s'éveillent de leur rêve entre les griffes d'un tigre. D'ailleurs, parvînt-on à purger cette partie basse du delta des bêtes féroces et des hideux reptiles qui l'infestent, l'insalubrité d'une plage tour à tour inondée et brûlée par le soleil la rendrait inhabitable encore.

Cependant, au bruit sourd de la lame retombant sur elle-même succède le mugissement plus sonore de la vague battant la rive. On voit la terre de chaque côté, on flotte sur le fleuve. Une barque allongée s'accroche à la poupe du navire, une douzaine de Bengalis sautent à bord, saluant à la ronde, se prosternant devant tous les Européens, capitaine ou passagers, groupés derrière le grand mât. Ce sont des matelots supplémentaires dont l'équipage harassé a grand besoin; les vieux marins poussent familièrement par l'épaule et distribuent à leurs postes ces humbles Hindous, qui leur obéissent comme à des supérieurs; le mousse ouvre de grands yeux, et, se rappelant les rẻcits entendus sur le gaillard d'avant pendant les nuits de calme sous la ligne, il comprend qu'il a touché ce fabuleux pays où il se promènera lui-même à terre dans un palanquin porté par quatre noirs. Le navire se couvre de voiles; le vent est bon, la marée favorable; les dangers sont passés; le pilote n'a plus cet air grave et soucieux qui se réfléchissait naguère sur tous les visages. D'une voix solennelle, il appelle son domestique, se rase et change de linge, car le

TOME II.

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pilote du Gange n'a rien de commun avec ceux de nos ports que l'on voit, coiffés du chapeau ciré, vêtus de pantalons goudronnés, affronter dans de petites barques les tempêtes de la Manche, les bourrasques des côtes de Bretagne, ni même avec ceux des ÉtatsUnis qui arrivent lestement à bord sur leurs jolies goëlettes, portant habit bleu et breloques sonores, comme les farmers du New-Jersey: arkati saheb (monsieur le pilote) du Bengale est un personnage plus important payé par l'honorable compagnie, et non un mercenaire; sa calèche l'attend sur le quai de Calcutta; il est gentleman; la preuve, c'est qu'il refuse généreusement toute gratification... au-dessous de trois cents francs.

A mesure qu'on avance et quand on a dépassé cette partie si large du fleuve où les deux rives semblent étrangères l'une à l'autre, on rencontre de grands bateaux plats qui, sortis des petites rivières tributaires du Gange, remontent à la voile vers Calcutta, descendent à l'aviron aidés par le courant. Ce sont des arches immenses, habitées, comme les jonques chinoises, par des familles entières, recouvertes d'un toit en galerie comme les cabanes du rivage. Là, tout rappelle encore l'industrie primitive de la contrée; la voile est faite avec les fibres de l'hibiscus (tiliaceus) qui croît en abondance dans les terrains humides; un bambou coupé dans le marais et emmanché d'une palette de bois forme les rames; le pilote, vieux marin à barbe blanche, est juché sur une cage de bois d'où il peut voir les dinguis (petites barques) qu'il renverserait au passage. Abrité contre un soleil trop ardent par un parasol en feuilles de palmier, le nautonnier bengali conduit patiemment sa chaloupe, et du haut de son perchoir il distingue par-dessus les digues, ici les champs de riz inondés, là le laboureur qui dirige sa charrue attelée d'un seul buffle. Quand la brise faiblit, quand le flot cesse de lui être favorable, il laisse tomber son ancre de bois, formée de deux madriers pointus, mis en croix et chargés de quelques grosses pierres. Il y a loin de cette paisible navigation aux rapides steamers qui remorquent les grands navires avec le fracas de leurs roues puissantes.

Durant les premières années de l'établissement définitif des Anglais au Bengale, en qualité de maîtres du pays (et la date n'en remonte pas au-delà de 1765), les canaux des Sunderbands, les bouches du Gange, les criques voisines, étaient infestés, comme les grands fleuves de la Chine, par des pirates nommés Dacoits, désormais détruits ainsi que leurs confrères des Antilles, des îles du Cap-Vert et de l'archipel grec. Ces Dacoits formaient une tribu, une caste pareille à

celle des Callers ou voleurs du Coromandel, et à la grande corporation des Tugs, dont l'Hindoustan eut à souffrir si long-temps. Brigands par vocation, par état, par religion même, ils servaient leurs divinités en détroussant et égorgeant les navigateurs avec une parfaite tranquillité de conscience. Maintenant les bateaux circulent librement sans être armés; ces pirates exterminés sont un fléau de moins pour les habitans des bords du Gange inférieur, qui n'ont plus qu'un ennemi à combattre, mais un ennemi terrible et indomptable, le climat. C'est malheureusement une loi de notre globe, qu'il faille expier les bienfaits d'une végétation bénie par les influences maudites d'un air insalubre. Aussi aborde-t-on avec un serrement de cœur ces villages cachés sous les cocotiers, ces cabanes couvertes d'ombre, bâties le long de ruisseaux prêts à déborder, sur lesquels flottent des barques chargées de riz, ces anses si fraîches, ces magnifiques touffes de bambous au feuillage si flexible, ces rizières à demi baignées où le héron se promène en attendant que la perdrix vienne nicher sous les épis mûrs. Quelle moisson fera la mort, dans les derniers mois de sécheresse, parmi les enfans qui vont s'ébattre joyeux sous ces grandes fleurs auxquelles il ne sera pas donné à beaucoup d'entre eux de survivre!

La station la plus importante qu'on dépasse sur le Gange est Diamond-Harbour, où les navires de la compagnie, d'un trop grand tirant d'eau pour remonter jusqu'à Calcutta, débarquaient et embarquaient leurs cargaisons. Ce lieu est encore ce qu'il était alors, l'Eldorado des marins, quelque chose de pareil, moins la poésie, à cette île de délices que Camoens fait sortir des eaux autant pour varier ses stances pompeuses que pour reposer les héros portugais. Le village de Negueli sur le Nil n'a pas plus d'almées que Diamond-Harbour ne compte de bayadères de bas aloi; elles viennent au-devant des chaloupes qui touchent la rive avec un empressement égal à celui que mettaient les jeunes Otaïtiennes à ramer vers les vaisseaux de Cook. Les bayadères ne rougissent guère de cette partie honteuse de leur profession; autorisées par les prêtres de Vichnou, bien qu'elles soient hors caste, ces femmes initiées à la littérature, à la poésie épique de leur pays, étudient sérieusement, dans des livres infâmes, l'art corrupteur qu'elles exercent, tant le paganisme, dans sa complaisance pour les faiblesses humaines, est habile à mettre sous la protection de ses dieux les abus qu'il serait impuissant à combattre.

Plus on approche de la grande ville, et plus les deux rives du fleuve

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