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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

14 avril 1858.

Dans cette diversité si grande des affaires du temps, le regard s'use à chercher un point fixe, quelque signe infaillible, un ensemble de choses nettement dessiné. Il ne remarque rien de semblable; il n'aperçoit qu'une certaine obscurité voyageuse qui se mêle à tout, et au sein de laquelle semble se cacher un problème que tout le monde interroge sans réussir à surprendre le dernier mot de l'énigme. C'est un fait à constater: les jours s'écoulent, ils n'éclaicissent pas ce qu'il y a de douteux dans la politique. On dirait que l'Europe est entrée dans une de ces périodes d'incertitude où la simplicité des situations disparaît dans la confusion des intérêts et des tendances. Comment définir cet état, aussi singulier qu'imprévu? Un seul mot peut-être pourrait le caractériser: c'est un état de gêne secrète, d'embarras mystérieux et inavoué dans toutes les relations générales et dans toutes les politiques. L'hostilité n'est nulle part, il est vrai; mais on peut se demander en même temps si la netteté, la simplicité, la cordialité des rapports sont bien les signes distinctifs du moment présent. Il n'y a sans doute aucune de ces questions exceptionnelles et supérieures qui placent les peuples et les gouvernemens dans une sorte d'expectative menaçante, en provoquant l'éclat des antagonismes violens; mais à la surface de l'Europe on peut voir toujours cette traînée d'incidens qui se sont succédé depuis quelques mois, et dont tous les efforts n'ont pu faire disparaître encore les dernières traces. Quel est aujourd'hui le caractère réel des relations de la France et de l'Angleterre? Les difficiles et délicates questions qui ont surgi il y a peu de mois sont visiblement réglées ou atténuées : le maréchal Pélissier se rend à Londres, où il va représenter tous les glorieux souvenirs de l'alliance des deux peuples, et cependant ne voyez-vous pas éclater de temps à autre une sorte d'humeur inquiète et militante, tantôt par l'évocation même de ces souvenirs, qui devraient être le plus intime lien des deux nations, tantôt à l'occasion du percement de l'isthme de Suez, ou de la prise de possession de l'île de Périm par les Anglais? Il ne peut certes y avoir rien de dangereux ni

de durable dans les difficultés dont les mesures nouvelles sur les passeports ont été le principe en Suisse et ailleurs; malgré tout néanmoins, ce nuage a quelque peine à se dissiper parmi nos bons voisins des cantons suisses. Qui pourrait croire à des hostilités sérieuses entre le Piémont et Naples au sujet de la capture d'un navire à vapeur? Ce n'est pas moins une complication nouvelle, comme aussi l'on attend, non sans quelque impatience peut-être, la réunion du congrès de Paris, au sein duquel doivent se débattre toutes les questions relatives à la situation de l'Orient. Tous ces incidens ne seraient évidemment rien par eux-mêmes. Ils n'ont sans doute une importance que parce qu'ils se lient à cette inquiétude inavouée, à cet embarras secret et général dont nous parlions. A tout ceci joignez encore cet autre malaise européen dont on peut observer les symptômes, le malaise matériel, suite des crises commerciales et des crises financières. C'est là ce qu'on peut apercevoir du premier coup d'œil, c'est là ce qu'on ne peut oublier dès qu'on se reprend à suivre le mouvement des affaires actuelles et à rechercher un peu partout les élémens dispersés de la politique contemporaine.

Les questions que le congrès de Paris a laissées en suspens ont plus d'une fois, depuis le rétablissement de la paix, occupé les puissances, et l'on se rappelle les discussions animées auxquelles elles ont donné lieu. La sagesse des cabinets a prévenu des dissidences plus marquées, et en définitive, dans celle de ces questions qui a offert d'abord le plus de gravité, l'affaire de Bolgrad, c'est la raison qui l'a emporté. Le cabinet français n'a pas eu à se plaindre d'un résultat qui a témoigné une fois de plus de l'efficacité du rôle conciliant qu'il avait déjà su remplir dans le congrès de Paris. Nous approchons du moment où la conférence doit s'assembler de nouveau pour prononcer sur les autres questions spéciales dont l'étude avait été remise à des commissions, et, sans dissimuler les difficultés que quelques-unes peuvent présenter, nous puisons dans le souvenir même des débats antérieurs, si heureusement terminés, la persuasion que les prochaines délibérations ne sauraient manquer d'arriver également à bonne fin. Les puissances n'attendent plus que le rapport général de la commission pour se réunir; c'est ce rapport en effet qui doit servir de point de départ aux appréciations de la conférence. Il faut le reconnaître, les commissaires n'ont trouvé dans les divans convoqués pour exprimer le vœu des populations qu'un concours très incomplet. Ces assemblées étaient-elles en mesure de fournir les élémens nécessaires pour éclairer suffisamment les puissances sur les besoins du pays? Aujourd'hui l'on peut en douter. Le nombre des hommes ayant une connaissance approfondie de l'administration est bien restreint dans les deux provinces, et ils ne formaient qu'une bien faible minorité dans les divans, minorité d'ailleurs sans influence, parce que la plupart des personnages qui la composaient, compromis dans les luttes antérieures des partis, étaient paralysés par leur impopularité. Il en est résulté que les divans se sont maintenus dans le domaine des idées générales, et qu'ils n'ont formulé que bien peu de vues pratiques propres à aider les commissaires dans l'étude dont ils étaient chargés. Se bornant à exprimer des vœux un peu abstraits quant à la constitution politique du pays, ils ont laissé à la commission le soin de rechercher elle-même, dans un examen 62

TOME XIV.

approfondi de l'administration et des lois, comment et dans quelle mesure on pourrait les améliorer. C'est en partie dans la nécessité de procéder à cet examen, à la suite de la fermeture des divans, qu'il faut voir la cause des retards qu'a subis la rédaction définitive du rapport des commissaires. La tâche était très vaste. En effet, ce n'est pas seulement dans le régime politique des principautés qu'il y a lieu d'introduire des réformes; leur état social appelle également l'attention des puissances. L'Autriche a prononcé en 1848 l'affranchissement complet de ses populations agricoles; la Russie délibère sur les moyens d'atteindre le plus sûrement et le plus promptement possible le même but. Entre les paysans hongrois émancipés et les serfs russes qui vont l'être, le cultivateur valaque ne saurait demeurer plus longtemps dans sa condition actuelle. La constitution toute byzantine de la boyarie soulève également bien des objections, et l'on porterait remède à l'une des plaies les plus profondes du pays, si à une organisation hiérarchique, qui est une source de corruption et de faiblesse, on pouvait substituer l'influence naturelle et salutaire de la famille et de la propriété. Nous ignorons quelle est sur ces divers points l'opinion des commissaires; mais les puissances compléteraient le bienfait de la réorganisation politique et administrative dont la conférence doit poser les bases, si elles indiquaient aussi celles d'une amélioration sociale en ce sens.

Les puissances auront vraisemblablement à s'occuper en même temps de l'acte préparé à Vienne pour réglementer la navigation du Danube. Nous ne reviendrons point sur les discussions auxquelles la marche suivie en cette occasion par les états riverains a donné lieu : elle a été partout appréciée comme dérogeant aux usages des chancelleries en matière de ratification. Les souverains en effet n'accordent d'ordinaire leur signature qu'à des actes dont les termes sont arrêtés et définitifs. L'on a pu s'étonner qu'ils l'aient apposée au bas d'un acte qui ne pouvait entrer en vigueur avant d'avoir obtenu l'approbation de la conférence, et dont par conséquent le caractère était essentiellement provisoire. L'opinion, trop prompte à tirer des conséquences fâcheuses de cette conjoncture, en avait déduit d'abord que la pensée des états riverains était de soustraire le règlement pour la navigation du Danube au contrôle de la conférence, ou de ne l'accepter qu'à la condition qu'il fût purement nominal; mais cette interprétation n'était pas fondée. Les deux puissances riveraines représentées dans le congrès de Paris, l'Autriche et la Turquie, reconnaissent pleinement que la conférence est compétente pour examiner et apprécier l'acte de navigation, et qu'il ne sera applicable au Danube qu'après avoir reçu son assentiment. Deux intérêts sont en présence dans cette affaire, celui des riverains et celui de l'Europe, sans être opposés, ni surtout inconciliables. Sans doute il était légitime de tenir compte de la position spéciale des riverains, et le congrès l'a fait en les appelant à rédiger les règlemens destinés à régir la situation nouvelle faite au Danube; mais il était légitime aussi qu'en proclamant que ce fleuve serait désormais libre et en laissant à une commission spéciale le soin d'élaborer les bases de ce régime nouveau, le congrès se réservât de s'assurer si ses intentions ont été remplies. Certainement la conférence, en examinant l'acte élaboré par les riverains, pourra faire des observations en faveur de la navigation générale, dont les besoins ne paraissent pas avoir été pris en

assez sérieuse considération par la commission de Vienne; mais les riverains ont-ils quelque chose à craindre de la concurrence étrangère pour leur batellerie? Ne doivent-ils pas au contraire désirer que les pavillons étrangers prennent à la navigation la plus grande part possible sur le Haut comme sur le Bas-Danube? Parmi les états riverains, il en est un surtout pour lequel c'est là un intérêt majeur. La Turquie d'Europe, et principalement ses quatre grandes provinces arrosées par le Danube, donnent en abondance les matières premières, et ont besoin de recevoir en échange des produits manufacturés. Or elles possèdent à peine quelques bâtimens de commerce, et les exportations aussi bien que les importations, dont dépend leur prospérité, ne peuvent se faire que par l'intermédiaire des pavillons étrangers. L'Autriche est dans une position différente, il est vrai : sa navigation a pris sur le Danube les plus heureux développemens; cependant l'Autriche orientale, où l'agriculture fait en ce moment de si rapides progrès, et dont la prospérité va s'accroître plus rapidement encore lorsque ses chemins de fer seront achevés, peut doubler ses exportations en vins, en blé, en matières premières de toute nature, et elle a tout intérêt à ce que les pavillons étrangers y concourent avec le pavillon autrichien. La navigation autrichienne est d'ailleurs en état de soutenir sans peine sur ce point la concurrence étrangère, d'autant mieux que les Portes de Fer opposent le plus sérieux obstacle aux bâtimens du plus faible tirant d'eau, et qu'elles interdisent à peu près absolument l'accès de la partie autrichienne du fleuve aux bâtimens venant de la mer. Dans les proportions restreintes où les bâtimens étrangers remonteront jusqu'en Autriche, ils pourront encore contribuer à l'accroissement des échanges de cet empire, mais ils ne pourront en réalité porter aucune atteinte aux intérêts de sa navigation. La liberté du Danube est donc avantageuse pour l'Autriche en même temps qu'elle est indispensable pour la Turquie d'Europe, et ainsi les modifications qui pourraient être apportées en ce sens à l'acte de navigation du Danube ne seraient pas moins favorables aux intérêts particuliers des riverains qu'aux intérêts généraux de l'Europe.

Deux questions s'agitent simultanément aujourd'hui en Piémont, deux questions qui se lient encore à toutes les choses actuelles, et qui sont nées successivement de ces tristes tentatives par lesquelles se révèle de temps à autre la sourde et implacable activité de l'esprit révolutionnaire. Le projet présenté par le gouvernement du roi de Sardaigne pour la répression des attentats contre les souverains étrangers, ce projet recevra-t-il définitivement la sanction législative? Et d'un autre côté, comment va se dénouer cet étrange démêlé qui est survenu entre le Piémont et le royaume des DeuxSiciles, au sujet de la capture du bâtiment à vapeur le Cagliari, surpris l'été dernier par les passagers eux-mêmes embarqués à son bord, violemment détourné de sa destination régulière, et employé à jeter une bande d'insurgés sur les côtes napolitaines? Le parlement de Turin en est aujourd'hui même à discuter la première de ces questions, la loi sur les attentats, qui est arrivée devant les chambres à demi éclaircie peut-être par la publication du rapport de la commission et par tous les commentaires de la presse. Un des incidens caractéristiques dans cette affaire, si l'on s'en souvient, c'est que la commission législative a laissé en chemin l'œuvre du

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gouvernement, et a fini par proposer, après un laborieux examen, le rejet pur et simple de la loi présentée. Pour parler plus exactement, la commission s'est scindée, la majorité s'est prononcée d'une façon absolue contre la loi, tandis qu'une minorité, composée de MM. Buffa et Miglietti, s'est montrée plus favorable à la pensée du gouvernement, et se borne simplement à proposer d'introduire quelques modifications dans le projet primitif. Sur quoi se fonde donc la majorité de la commission? Elle s'appuie principalement en apparence sur des motifs juridiques, sur la difficulté de caractériser des crimes ou des délits nouveaux, d'édicter des peines spéciales en vue d'un intérêt étranger, et à travers tout il n'est point difficile de voir que la raison secrète de cette opposition un peu inattendue est une susceptibilité nationale, la crainte de paraître céder à une influence étrangère.

'Or il y a, ce nous semble, un fait bien simple à vérifier. Si la loi píémontaise punit déjà les attentats, des dispositions nouvelles sont inutiles, cela n'est point douteux; si les lois actuelles sont inefficaces ou incomplètes, toute mesure qui tend à les fortifier ne ressemble vraiment en rien à un sacrifice d'honneur ou d'indépendance. La minorité de la commission en a jugé ainsi, et elle s'est ralliée au principe d'une loi qui est une garantie conservatrice de plus. Il reste à savoir aujourd'hui quelle sera l'opinion du parlement lui-même. La chambre des députés donnera-t-elle raison à la majorité de sa commission ou à la minorité? On pourrait remarquer jusqu'ici que le rapport de M. Valerio a été reçu avec plus de surprise que de faveur par les journaux même les plus dévoués aux idées libérales, et tout semble indiquer que la majorité de la commission ne s'est pas inspirée très fidèlement de la pensée réelle de la chambre. Quant au gouvernement lui-même, il a gardé jusqu'au dernier instant une attitude de réserve qui s'explique suffisamment par la confusion où vivent à cette heure les partis dans le Piémont. C'est sur cette diffusion que compte certainement M. de Cavour pour assurer le succès de la loi qu'il a présentée, et qu'il persiste à soutenir. Pour tous les esprits, cela est bien clair, il y a une considération dominante dans toute cette question : c'est la nécessité de l'alliance avec la France. En dehors de toutes les divergences dans le système de gouvernement intérieur, cette alliance est celle qui répond encore le mieux aux aspirations de la politique piémontaise; l'essentiel est de la conserver sans laisser s'obscurcir le caractère libéral de la législation intérieure, et c'est à concilier ces deux intérêts que tendront sans doute tous les efforts dans la discussion qui vient de s'ouvrir. M. de Cavour a pour adversaires naturels les partis extrêmes, qui lui reprochent de trop faire ou de ne pas faire assez. La question est de savoir si les opinions modérées se diviseront elles-mêmes au point de laisser le ministère sans une majorité décisive.

Par quelle série de circonstances singulières, cette autre question relative à la capture du Cagliari a-t-elle pris subitement une importance imprévue dans les relations du Piémont avec Naples, et même dans les affaires diplomatiques de l'Europe? Il semble vraiment qu'il soit dans la destinée de toutes ces tentatives révolutionnaires qui éclatent par intervalles de laisser dans la politique comme une traînée d'embarras et de difficultés. On sait d'où est née cette question qui s'agite aujourd'hui et qui a grandi tout à coup. Un jour de l'été dernier, le Cagliari, faisant un service habituel de poste entre Gênes

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