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aperçois toujours (pour l'observer en passant) une justice qu'on veut faire payer au moins à certains plaideurs; mais, pour me fixer à ce qui forme l'ordre particulier du jour, dans ce tribunal permanent, je n'y vois plus que des juges mobiles, qui y changent et roulent sans cesse; en un mot, au lieu de douze ou quinze personnes destinées à se vouer à la fonction honorable de rendre la justice, j'y vois un millier de personnes enrôlées pour y venir exercer momentanément et casuellement cette fonction.

A quoi donc se réduit désormais toute la question? A ce seul point: est-il nécessaire, est-il plus utile que la justice soit rendue par un certain nombre de personnes qui ne soient appelées à cette fonction que momentanément, successivement et casuellement, que de la faire rendre par un même nombre de personnes, mais attachées à cette fonction d'une manière stable et permanente?

Voilà, Messieurs (et je vous prie de bien saisir ceci), voilà en dernière analyse à quoi se réduit cette grande et célèbre question des jurés.

Lorsque je me demande à moi-même quels peuvent être les grands motifs qui nécessitent cette nouvelle institution, j'avoue que je n'en peux trouver aucun.

Est-ce parce que le peuple, en qui réside toute puissance, doit en exercer par lui-même toutes les branches lorsque cela est possible? Certainement le peuple en corps ne pourra jamais exercer le pouvoir judiciaire; cela serait même très-dangereux ; il ne le pourra jamais que par des délégués : les jurés ne sont que ses délégués; des juges choisis par lui ne sont-ils pas ses délégués?

Est-ce dans l'espérance d'arriver à une administration plus parfaite de la justice? On le croit, et sous ce point de vue on s'est beaucoup appesanti sur l'idée de l'impartialité. Mais l'impartialité est-elle le seul caractère essentiel au juge? La justice ne doit-elle pas être aussi éclairée qu'impartiale? Suis-je moins

à plaindre lorsque je perds ma fortune par l'impéritie de mon juge, que lorsque je la perds par la corruption de son cœur?

C'est une grande question que celle de savoir si le jugement par jurés est un moyen infaillible d'en garantir l'impartialité. On vous a lu un passage d'un auteur anglais qui prouve que les Anglais eux-mêmes n'ont pas cette conviction. Je pourrais vous mettre sous les yeux un autre passage de Blackstone, dans lequel il indique bien des cas où le jugement par jurés est plus exposé que tout autre au danger de la partialité; mais j'ai une réflexion plus décisive à vous présenter.

Il existe trois moyens par lesquels vous êtes certains d'attacher à l'administration de la justice les deux caractères qui lui sont essentiels; l'impartialité et les lumières, qui seules en peuvent ga. rantir l'équité.

Ces trois moyens sont : l'élection libre par le peuple, la publicité des jugemens, un genre de responsabilité.

L'élection libre vous garantit des choix calculés sur les qualités de l'esprit et du cœur.

La publicité des jugemens y fait participer le peuple lui-même par la force de l'opinion publique ; et cette force de l'opinion publique est le frein le plus puissant contre l'indifférence, la négligence et la prévarication de l'homme public.

Enfin, Messieurs, saisissez dans le plan même que je rejette une idée que je trouve aussi sage qu'ingénieuse. Je pense, comme son auteur, que le juge, même élu par le peuple, ne doit pas être inamovible et abandonné à l'inconstance de la faveur populaire; mais je crois qu'il peut être subordonné à une révocation possible, pourvu qu'elle ne se fasse point d'une manière trop injurieuse, et que ce ne soit que par une très-grande majorité de suffrages qu'il puisse être révoqué. Ce n'est point ici le moment de développer cette idée, il suffit de l'avoir indiquée.

Mais dans mon opinion, ce genre de responsabilité, joint à l'élection libre et à la publicité des jugemens, sont des moyens d'assurer à l'administration de la justice les deux caractères qui lui

T. V.

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sont nécessaires, et de la lui assurer d'une manière plus infaillible que par le mode du jugement par jurés.

Avec des juges permanens, mais institués sous les trois conditions que je viens d'indiquer, vous avez, Messieurs, une garantie infaillible de la justice et de l'impartialité des jugemens: avec des juges amovibles qui se succèdent et se remplacent sans cesse, vous n'avez aucune garantie sur ces deux points. Je vous prie, Messieurs, de faire une attention particulière à cette dernière réflexion.

Une association permanente de personnes attachées à un tribunal, est intéressée à soutenir l'honneur de ce tribunal, à justi fier le choix du peuple; une noble émulation s'élève entre les membres intéressés à soutenir une réputation à laquelle ils participent.

Mettez dans ce même tribunal une foule de juges choisis au hasard, qui se succèdent rapidement, sans aucun intérêt d'honneur qui allie tous ceux qui y.passent sans y être unis, vous détruisez toute espèce d'émulation le jury qui vient d'opérer n'a aucun intérêt au succès et à la réputation de celui qui lui succédera; le public improuvera tel jugement particulier, et cette improbation est indifférente aux jurys des onze autres mois; chaque membre de chaque jury se décharge sur les autres de l'iniquité ou de l'impéritie du jugement; en un mot, nul intérêt commun d'honneur ne lie et ne soumet à l'opinion publique une liste nombreuse de jurés qui se poussent et se succèdent sans cesse sans s'intéresser aux opérations les uns des autres.

Je dis donc (et je le crois démontré) qu'une association de juges permanens, élus par le peuple, et responsables en commun à l'opinion publique, est un mode bien plus propre à garantir l'impartialité et la bonté des jugemens que cette liste sans cesse mouvante de citoyens qui seront toujours au moins très-indifférens au succès de fonctions qui ne font que passer rapidement dans leurs mains, et qui ne les exposent à aucune véritable responsabilité.

S'il est vrai (comme je n'en doute pas) que la liberté individuelle peut être presque autant compromise par les jugemens en

matière civile que par les jugemens en matière criminelle, je pense que cette liberté individuelle sera toujours plus sûrement garantie par des juges permanens, tels que vous pouvez les établir, que par ces juges mobiles que l'on nomme jurés.

Mais la liberté politique ne sera-t-elle pas compromise par l'établissement de ces juges permanens? N'avons-nous pas à craindre de voir renaître cet esprit de corps et les mêmes abus que nous avons voulu détruire?

Les tribunaux que vous pouvez créer ne ressemblent et ne peuvent ressembler en rien à ceux que vous avez anéantis; élus par le peuple, toujours dépendans du peuple, réduits à la seule fonction de jugeurs, il est impossible à mes yeux qu'ils puissent jamais reprendre aucune des autorités que les seules cours souveraines avaient usurpées, ni attenter à la liberté politique.

Si les auteurs anglais paraissent très-attachés à leurs jurys, c'est parce qu'ils mettent ce tribunal en opposition avec des tribunaux qu'ils supposeraient formés d'une manière toute différente de celle qui résultera de notre constitution. Si, dit Blackstone, l'administration de la justice était entièrement confiée à un corps d'hommes, tous choisis par le prince, composé de gens qui possèdent les plus grands offices de l'État, quelque intégrité qu'on leur suppose, leurs décisions pencheront presque toujours involontairement vers ceux qui les approchent en rang et en dignité.»

Ce ne sera point des tribunaux de ce genre que vous établirez, Messieurs; vos lois y admettent tous les citoyens capables sans distinction; vos lois leur ont ôté toute influence politique. Les précautions que vos lois ajouteront garantiront au peuple l'impartialité des tribunaux, et le peuple trouvera certainement dans des hommes accoutumés à l'application des lois, dont ils auront fait une étude particulière, des juges plus éclairés que dans cette liste mobile et nombreuse de personnes qui ne pourront jamais avoir acquis que des connaissances superficielles des principes qu'elles seraient dans le cas d'appliquer.

Quant à cette objection que tant qu'il y aura des juges permanens on ne pourra pas parvenir à réformer et à simplifier la lé

gislation, je ne crois pas y devoir répondre sérieusement : je ne peux pas concevoir l'obstacle que des hommes jugeant dans un tribunal pourront apporter aux opérations et aux volontés des assemblées législatives.

Je résume mes réflexions.

Deux plans absolument différens vous sont proposés, et doivent être dès-lors discutés séparément.

Le premier est inadmissible par cela seul qu'il propose de ne créer les jurés que pour le jugement du fait séparé du droit, distinction démontrée impraticable d'après la nature des affaires civiles en France, et le principe fondamental de notre jurisprùdence, qui n'admet que la preuve par écrit au-dessus de 100 liv. Vainement, pour ranimer ce système expirant sous les coups qui lui ont été portés, son auteur viendrait-il retracer les inconvéniens de la confusion des opinions sur le fait et sur le droit ; cet argument ne prouvera jamais autre chose sinon qu'il faut chercher un remède à cet inconvénient; mais le remède qu'il faut y apporter n'est pas celui qui est impraticable.

L'auteur du second plan, convaincu de l'impossibilité d'exécuter le premier, appelle les jurés au jugement du droit comme du fait; et ce second plan se présente du premier coup d'œil sous un aspect plus séduisant.

Mais, 1° trouvera-t-on dans chaque chef-licu de département et dans chaque chef-lieu de district cette multitude d'hommes que ce plan exige, cette multitude de citoyens qui puissent ou veuillent se soumettre à cette pénible fonction?

2o Trouvera-t-on à l'avenir dans toutes les classes des citoyens indifféremment un nombre suffisant de personnes assez instruites des lois et des principes de la jurisprudence pour exercer la fonction importante de juger en droit et en fait ? Espérer de voir nos lois et notre jurisprudence assez simplifiées pour croire à la possibilité de trouver le commun des hommes assez instruit pour juger en partie de droit, n'est-ce pas fonder un édifice fragile sur un sable mouvant?

3° On n'échappe point à cet inconvénient, ni pour le présent

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