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A ses yeux, les faits et les personnages consacrés par l'histoire traditionnelle demeureront longtemps encore des personnages et des faits réels. Combien d'auxiliaires, et des plus puissants, ne compte pas l'erreur que nous avons voulu déraciner! La foi, l'imagination, le patriotisme, la passion, la coutume, se rangent en bataille pour protéger des préjugés historiques, que leur caractère même élève presque à la hauteur d'une croyance dogmatique. La poésie, la musique, la peinture, tous les arts, semblent encore ajouter par leur prestige à la réalité de la tradition; le théâtre la rend vivante, et la nature elle-même lui prête la magie de ses plus pittoresques paysages. Le groupe des trois Suisses qu'on voit se former sur la scène ou se détacher sur le fond d'un tableau ; les images infinies qui, dans les villes et les chaumières des deux mondes, représentent les aventures de Guillaume Tell; les souvenirs qui, sur le sol des Waldstätten, viennent assaillir les voyageurs toujours plus nombreux qui parcourent ces vallées, leur guide à la main; tout cela passe pour de l'histoire certaine et authentique. La Suisse a fait du Grütli le patrimoine de tous ses citoyens, et l'on aura de la peine à persuader aux pèlerins patriotes, ou même aux visiteurs indifférents, qui viennent y saluer le berceau de la Confédération, que jamais, en ce lieu si propice au mystère d'une conjuration, ne fut prêté le courageux serment qui fait sa célébrité.

Mais, comme si ce n'était pas assez de l'attrait et de la persuasion des yeux, la tradition trouve encore, pour défendre son caractère historique, un auxiliaire non moins efficace dans ce qu'on peut appeler la complicité de l'opinion. Ici se réunissent et se coalisent, en faveur de son authenticité, les adhérents les plus divers. D'un côté pro

testent les esprits amoureux du passé, et du passé tel que la coutume le leur a fait; ils ont horreur de tout ce qui dérange et remet en question ce qu'ils n'ont eux-mêmes jamais mis en doute; ils craignent la contagion des méthodes critiques qui, renversant ici des opinions séculaires, en menacent ailleurs de plus vénérables, peut-être. Guillaume Tell, Gessler, les Suisses du Grütli, sont au nombre de ces bornes qu'ils ne veulent pas qu'on remue. D'autre part, les esprits novateurs et amoureux de révolte ne veulent pas davantage qu'on expulse de l'histoire les représentants traditionnels des soulèvements populaires et de la lutte entre la liberté et la tyrannie. Que de brillantes prosopopées, que d'éloquentes allusions dont il faudrait alors. faire le sacrifice! On a donc contre soi, quand on conteste la vérité de la tradition nationale, l'opposition de deux opinions aussi ardentes qu'elles sont diverses.

Puis, n'a-t-on pas aussi pour adversaire cet irrésistible besoin de l'esprit qui, dans les souvenirs du passé, fera toujours préférer à la réalité d'une situation complexe la simplicité d'un acte imaginaire, et qui trouvera commode de personnifier, dans quelques noms et quelques traits fictifs, une œuvre collective, plutôt que d'en retenir l'exacte physionomie historique? Il n'est pas jusqu'à l'imagination qui, oubliant le rôle qu'elle a joué dans cette transfiguration du passé, ne soit de connivence pour défendre ce qu'on ne veut pourtant pas lui ôter, puisqu'on lui demande, au contraire, de reprendre ce qui lui appartient. Mais la place qu'elle a conquise et usurpée dans le domaine de l'histoire, elle refuse de l'abandonner, et elle protége, sous un drapeau qui n'est pas le sien, des créations qu'elle devrait seule revendiquer.

C'est bien ce qu'elle finira par faire. Un jour viendra où la légende des Waldstätten, définitivement rayée de l'histoire, sera réclamée par l'imagination, et renaîtra, comme le phénix, du milieu même des flammes qui l'auront consumée. Seulement, du monde des réalités, elle aura passé dans celui des symboles. Un grand poëte a préparé pour elle cette transfiguration. Au moment même où commençait à s'allumer l'incendie qui devait détruire tout l'édifice des croyances populaires, Schiller leur assurait une immortelle vie au sein de l'inviolable royaume de la fiction. La légende a, dans la poésie, retrouvé sa mère, et cette mère sauvera son enfant.

La Suisse devrait être fière d'avoir, comme l'ancienne Rome, adopté ou forgé des fictions qui se sont incorporées dans un impérissable chef-d'œuvre. Elle peut se consoler d'avoir perdu dans l'histoire ce qu'elle a pour jamais acquis dans l'héritage littéraire de l'humanité, puisqu'elle voit Guillaume Tell placé parmi les productions de l'art dramatique les plus nobles à la fois et les plus populaires. Elle le peut d'autant mieux, qu'après tout l'histoire et la réalité qui lui restent ne le cèdent pas à la fiction, et qu'en fait de vertus civiques, de courage, de patriotisme, d'énergique amour de la liberté, les véritables annales des Waldstätten n'ont rien à envier au roman des mauvais baillis, au conte des trois Suisses et à la fable de Guillaume Tell.

Mais que parlons-nous de sacrifice? Bien loin qu'il soit question d'immoler, par une exclusion malhabile, l'histoire ou la légende, l'une autant que l'autre sont un trésor national. Si, dans la première, l'indépendance helvétique retrouve ses fondateurs et ses modèles, dans la seconde elle salue les emblèmes qu'elle s'est elle-même donnés. On ne lui demande

qu'une chose, c'est de leur conserver ce caractère et de ne plus laisser des fantômes, parce qu'ils sont les symboles d'une noble cause, usurper la place des hommes qui ont agi, vécu, souffert et combattu pour la faire triompher.

Après quoi la critique, qui n'a d'autre souci que de rétablir les droits de la vérité, ayant accompli sa tâche, se tait et prend patience. Si elle obtient le suffrage des bons juges, elle ne s'affligera pas outre mesure de ses premiers insuccès auprès de la foule. Elle sait bien que les arguments qu'elle employe ne renverseront pas tout d'un coup les remparts élevés autour du préjugé par les sentiments les plus respectables et par les penchants les plus naturels. Mais au delà de tous ces retranchements qu'elle ne peut emporter d'assaut, elle entrevoit dans le lointain son invincible auxiliaire le temps. Satisfaite d'avoir librement cherché et sincèrement convaincue d'avoir trouvé ce qu'on peut savoir de la vérité, elle n'en demeure pas moins toujours prête à se corriger elle-même, si on lui prouve, par un meilleur emploi de sa propre méthode, qu'elle n'a pas tout su ou qu'elle a mal raisonné. En attendant, elle ne s'émeut ni des déclamations, ni des colères, ni des mépris, et l'on peut dire d'elle ce que le grand Allighieri disait de la Fortune:

« Quest' è colei, ch'è tanto posta in croce

Pur da color che le dovrian dar lode,

Dandole biasmo a torto e mala voce.

<< Ma ella s'è beata, e ciò non ode.

Volve sua spera, e beata si gode.

NOTES ET CORRECTIONS

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