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pas moins vrai que Tschudi a cédé, plus qu'il n'aurait dû, à des considérations peu dignes d'un historien sérieux. Les fables qu'excluait sévèrement Thucydide, il les a retenues, embellies, consacrées; les opinions populaires, dont le grand historien grec appréciait l'autorité à sa juste valeur, quand il les récusait en matière historique, ont pesé de tout leur poids sur le patriotisme, plus respectable qu'éclairé, de l'écrivain suisse. Comment en douter, quand il nous le dit lui-même :

<«Les Waldstätten, écrit-il à l'un de ses amis, m'ont instamment prié de raconter avant tout l'origine de la Confédération, telle qu'ils l'ont fondée. Ils ont particulièrement insisté pour que je m'étendisse sur leurs premières luttes avec l'Autriche, ce que je n'ai pu leur refuser. Aussi ai-je dû beaucoup modifier mon précédent travail et y insérer bien des histoires que j'ai apprises d'eux. Si Dieu le permet, ce que je dirai servira à avancer l'honneur de la Confédération et de chaque canton en particulier, et ne leur causera aucun dommage 38. »

C'est donc sous l'influence et à l'instigation de ses confédérés de Schwyz, d'Uri et d'Unterwalden, que Tschudi a composé la portion de sa Chronique relative à la naissance de la Confédération, et nous n'avons nous-mêmes à tenir compte, dans l'œuvre de l'historien glaronnais, que de ce qui concerne les origines de l'alliance des Waldstätten. Son point de vue étant bien constaté, il nous reste à montrer de quelle manière Tschudi, en achevant de donner à la tradition le caractère de netteté, d'enchaînement, de vraisemblance qu'elle tendait de plus en plus à revêtir, a réussi, par cela même, à la fixer. Nous connaissons le but

qu'il se proposait, voyons comment il s'y est pris pour l'atteindre.

Les circonstances, les dates, les personnes, sont les trois éléments de la légende nationale, qui ont reçu de Tschudi un degré de précision auquel ils n'étaient pas encore parvenus. L'assurance même avec laquelle il procède, la confiance sans réserve qu'il accorde à tout ce qu'il dit, l'aplomb avec lequel il parle d'événements purement imaginaires, comme s'il les connaissait de science certaine, ne contribuèrent pas peu à concilier à son récit l'autorité qu'il suffit souvent de savoir prendre pour la posséder. Il impose tout à la fois et il en impose à son lecteur; on ne peut croire qu'un homme si bien au fait de tant de minutieux détails, ne soit pas le témoin le plus digne de foi: comme si ce n'étaient pas les détails les plus vraisemblables et les plus naturels qui font l'essence, le charme et la puissance des romans.

On sait d'ailleurs que Tschudi s'y est pris à plus d'une fois pour arrêter son choix sur tel ou tel de ces points précis qui semblent le moins de nature à être le produit artificiel de l'imagination. On possède encore la minute de sa rédaction première, et l'on peut y saisir sur le fait les tâtonnements auxquels il se livrait pour arranger le mieux possible, selon la vraisemblance, l'époque et les combinaisons des événements. Il a ainsi laissé un irréfragable témoignage du peu de scrupule qu'il apportait dans la rédaction de son récit, car ce qu'il a sacrifié, comme ce qu'il a retenu, trahit le même artifice de composition. Dans les deux cas, l'écrivain s'applique à simuler l'histoire sincère en mêlant, à doses inégales, le vrai avec le faux, en attribuant des actions purement fictives à des personnages his

toriques très-réels, en donnant des dates précises à des événements controuvés, et en prêtant des motifs fort plausibles à des actes imaginaires. C'est par cette sorte de fantaisie calculée, si l'on peut ainsi dire, qu'il est arrivé à donner à la légende sa forme incommutable et son dernier fini. A peine Jean de Müller et Schiller ont-ils fait sur sa toile quelques retouches avec leur magistral pinceau.

Une fois que Tschudi s'était volontairement placé sur le terrain de la tradition, et qu'il cherchait, par conséquent, à lui imprimer un cachet toujours plus marqué de vraisemblance, il n'y a pas lieu de s'étonner que, plus qu'aucun de ses devanciers, il se soit plu à développer et à préciser les détails de la légende. Il n'y a rien d'étonnant, en particulier, qu'il ait, plus expressément qu'on ne l'avait encore fait, avant lui, imputé au roi Albert (qui, le premier, avait porté le titre de duc d'Autriche), l'origine des excès et de la tyrannie que la légende avait mis à la charge de cette maison détestée. Tschudi est l'historien qui a le plus contribué à rendre le souvenir de l'affranchissement des Waldstätten inséparable de la personne du roi Albert, dont les baillis n'auraient été, dans les trois vallées, que les fidèles instruments d'une politique systématiquement oppressive et despotique. Il n'a pas craint, pour mieux établir sa thèse, de noircir et de calomnier ce prince, et s'il a, de cette manière, grossièrement altéré la vérité, il n'en a pas moins réussi à assurer à la tradition, par ce spécieux mensonger, une plus forte prise sur l'opinion.

Voici, en résumé, la thèse de Tschudi 39:

<< Issue d'une race du Nord, probablement des Cimbres, la population des Waldstätten a joui de temps immémorial d'une pleine liberté politique, sous la protection de l'Em

pire. Des pactes d'alliance, renouvelés tous les dix ans, liaient l'une à l'autre les trois vallées, qui possédaient chacune une égale indépendance. Au commencement du treizième siècle, ayant à se plaindre de l'Empire, elles s'en sont momentanément détachées, pour se replacer bientôt sous son aile, lorsque l'empereur Frédéric II, en 1240, leur donna l'assurance d'un perpétuel appui. Près de soixante ans se passèrent, durant lesquels leur indépendance, de temps à autre menacée, ne reçut néanmoins aucune durable atteinte.

«Mais, à peine le roi Albert d'Autriche fût-il monté sur le trône, qu'il voulut les assujettir à sa maison. Les Waldstätten lui envoyèrent, en 1298 et 1299, deux députations successives pour le détourner de ce projet; mais il refusa de les recevoir et il envoya, de son côté, les barons de Lichtenberg et d'Ochsenstein dans les vallées, pour les engager à faire leur soumission. Nouvelle députation au roi, dont on charge, en avril 1301, Werner d'Attinghausen, sans obtenir un meilleur résultat. Trois ans s'écoulent, au bout desquels Albert, irrité de n'avoir pu vaincre l'obstination des Waldstätten, leur déclare qu'il va leur envoyer deux baillis impériaux à résidence, tandis qu'auparavant, dit Tschudi, un seul gouverneur commun aux trois vallées ne faisait de loin en loin, au milieu d'elles, que de rares apparitions.

<< Le roi Albert met Uri et Schwyz sous le commandement du chevalier Gessler, qui possédait le château de Kussnacht, mais qui prend pour demeure, à Altorf, la tour des intendants. A la tête de l'Unterwalden est placé Beringer de Landenberg, noble thurgovien, qui habitera le château de Sarnen et aura, dans celui de Rotzberg, un

lieutenant pour le Bas-Unterwalden; c'est à un seigneur de Wolfenschiess qu'est confié cet emploi. Obéissant aux ordres qu'ils avaient reçus du roi, ces fonctionnaires se comportaient d'une manière tellement vexatoire, qu'en 1305, les Waldstätten supplièrent le monarque de les rappeler. Albert leur fit répondre (tout en refusant de recevoir leurs députés) qu'ils n'avaient qu'à s'en prendre à eux-mêmes de ce dont ils souffraient, et que tout irait bien pour eux, s'ils voulaient, à l'exemple de Lucerne et de Glaris, devenir de fidèles sujets de la maison d'Autriche. »

Si l'on ne savait pas, pour l'avoir appris de l'histoire étudiée dans ses véritables sources, comment les choses se sont passées, on se laisserait aisément aller à prêter créance à ce récit, où tout se déroule d'une manière si plausible et si claire. On a rarement mieux su faire prendre la fiction pour la vérité. Mais il suffit de n'avoir point oublié quelle était la condition des Waldstätten avant leur victoire au Morgarten, pour sentir tout ce que la thèse de Tschudi. renferme d'arbitraire et de fallacieux. Nous ne prendrons pas la peine de dresser ce tableau de confrontation. Nous ne voulons dire un mot que des trois personnages qui vont ici jouer le rôle principal: Gessler, Landenberg, Wolfenschiess.

Tschudi a hérité les deux premiers de la tradition antérieure. Mais, comme toujours, il a voulu, qu'on nous passe l'expression, mettre plus que ses devanciers les points sur les i. De là une précision nouvelle dans la condition et les noms des personnes. Ces noms sont historiques sans doute, et ceux de Gessler et de Landenberg ont été portés par des hommes qui, dans le quatorzième et le quinzième siècle, furent d'actifs serviteurs de l'Autriche.

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