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de la pièce, Schiller a sanctionné la tradition qui revendiquait pour le héros d'Uri tout l'honneur de cet affranchissement. D'un autre côté, par la manière dont il a traité son sujet, Schiller a consacré l'opinion qui place l'origine de la liberté suisse dans l'alliance conclue entre les trois premiers confédérés, sous l'instigation du représentant de Schwyz, sans que Guillaume Tell y ait pris directement aucune part. Cette apparente unité, que l'illustre dramaturge allemand a rétablie dans la légende, n'est que l'épanouissement final d'une élaboration séculaire, et comme le dernier terme du travail de remaniement auquel la tradition avait été soumise, pour se conformer de plus en plus aux lois de la vraisemblance, sans rien perdre toutefois des éléments divers ou contradictoires dont elle se grossissait incessamment.

Ce travail d'évolution, on le voit déjà à l'oeuvre dans le drame populaire dont nous parlions tout à l'heure, et qui se jouait à Uri au commencement du seizième siècle. Au lieu de laisser flotter, dans une incohérente indécision, comme cela s'était fait jusque-là, l'époque des événements et la personne des acteurs, le drame d'Uri précise les dates et il donne des noms aux personnages mis en scène. Il fixe la fondation de la Confédération « à l'an 1296; » il ne nomme point, il est vrai, le bailli auquel il fait jouer un rôle, mais il est le premier qui attribue l'envoi de ce fonctionnaire « au duc Albert d'Autriche. » Le jeune homme du Melchthal, qui, avec Guillaume Thell et Stauffach, prête le serment fédéral, reçoit pour la première fois le nom d'Erný (Arnold); le paysan d'Altzellen, qui plus tard se joint à eux, pour que le Bas-Unterwalden soit également représenté, est, pour la première fois aussi, appelé Cunno

(Conrad) Abatzellen, comme si ce dernier nom était un nom de famille.

Le besoin de donner aux événements et aux individus plus de précision est une des causes du développement de la tradition; mais, quand on invente, la précision n'est pas un gage d'exactitude; elle sert simplement à couvrir la fiction du pavillon de la réalité. Ainsi les noms attribués tout à coup à des personnages jusque-là anonymes, les dates introduites là où manquait toute chronologie, contribuent sans doute à satisfaire ce besoin de l'esprit; sev1ement ces dénominations originairement ignorées et qui se compléteront encore plus tard inspirent de légitimes soupçons, en même temps qu'elles échappent à tout contrôle. Ce qui n'y échappe pas, c'est l'évidente erreur du millésime de 1296, comme marquant l'époque où s'est fondée l'alliance des Waldstätten, et l'omission, plus frappante encore par laquelle l'auteur du drame supprime, entre les règnes d'Adolphe de Nassau et de Henri VII, celui d'Albert de Habsbourg. Il semble croire que ce dernier prince n'a jamais été autre chose que duc d'Autriche. Devant de telles bévues on serait dispensé, si cela était encore nécessaire, de discuter la valeur historique des aventures de Thell et des méfaits des baillis autrichiens, auxquels le drame populaire, en les mettant sur la scène, confère sans doute une notoriété toujours plus grande, mais pas le moindre surcroît d'authenticité.

Ce qui prouve néanmoins que cette notoriété de la tradition, sous les deux formes principales que nous lui avons reconnues, ne s'était pas encore définitivement établie dans l'opinion générale, c'est la manière dont un littérateur bâlois, nommé Mutius, dans une chronique publiée en

1539, s'exprime au sujet du soulèvement des Waldstätten. Il en place bien l'origine à Uri, mais de Guillaume Tell il ne dit pas un mot. Le soulèvement est provoqué par les excès d'un bailli que, sous le règne du roi Albert, un comte de Habsbourg avait mis à la tête de la vallée d'Uri, et qui fut tué par deux frères dont il avait déshonoré la sœur. (On voit qu'Uri tient ici la place qu'occupait Schwyz dans le récit tout semblable d'Hemmerlin.) Le comte de Habsbourg ayant voulu punir les meurtriers, ceux-ci gagnèrent à leur cause la vallée tout entière, et, en un même jour, les nobles furent égorgés et leurs châteaux détruits. Unterwalden imita cet exemple et secoua aussi le joug des seigneurs, qui, ne respectant rien de ce qui appartenait aux paysans, « faisaient main basse sur leurs troupeaux et leurs fromages, qu'ils échangeaient dans les villes du Rhin contre du vin avec lequel ils se grisaient journellement. Quant aux femmes et aux filles, que ces mêmes seigneurs faisaient venir dans leurs châteaux, ni époux, ni pères ne devaient leur adresser la moindre question sur le temps qu'elles y avaient passé. Une pareille tyrannie était intolérable. » Schwyz s'étant joint aux deux autres vallées, la Confédération prit naissance, et elle a glorieusement subsisté dès lors, malgré les efforts des princes voisins pour la supprimer 31.

Ainsi Mutius, tout rapproché qu'il était du théâtre des événements dont il parle, et quelque soin qu'il ait mis, d'ailleurs, à recueillir les matériaux de son histoire, ignorait, faut-il dire, ou se refusait à admettre la tradition relative à Guillaume Tell, ainsi que les épisodes racontés par Etterlin, d'après la chronique de Sarnen. Ce qui nous ferait croire qu'en effet il rejetait sciemment ces anecdotes légen

daires, c'est que nous le voyons écarter aussi les légendes ethnographiques relatives à l'origine particulière des populations des Waldstätten et n'envisager celles-ci que comme une race germanique. Mais, dans la version par laquelle il remplace la tradition courante, tout est arbitraire ou réchauffé. Si la date de 1300, à laquelle il fixe l'époque du prétendu meurtre commis sur le gouverneur de la vallée d'Uri, est, comme ce meurtre même, une invention de son crû, c'est à Hemmerlin qu'il a emprunté le motif de ce méfait. Quant à la peinture qu'il trace des rapports entre les nobles et les paysans, elle n'est que l'amplification des paroles de Justinger et elle peut, malgré l'apparence de couleur locale que l'auteur a voulu lui donner, servir de caractéristique à toute espèce de tyrannie et de rébellion.

Légende pour légende, il n'y a nul motif de préférer celle qu'a imaginée l'écrivain bâlois aux fictions qui l'ont précédée; ce que l'on doit seulement conclure du dissentiment de Mutius, qui équivaut à une protestation muette, c'est que la tradition n'avait pas encore obtenu, en 1540, le droit de cité qu'elle allait bientôt définitivement conquérir dans l'opinion. Mutius est, en effet, le dernier auteur qui parle de l'origine de la Confédération, sans y rattacher l'histoire de Tell, les scènes de l'Unterwalden, la personne de Stauffach et la réunion au Rütli. Plus de deux siècles séparent ainsi le moment auquel s'applique le contenu de la légende nationale de celui où elle est enfin parvenue à se faire universellement accepter.

Dès lors, en effet, si des divergences se manifestent encore dans les détails du récit, et dans la détermination de l'époque où l'on place les événements, la tradition ne se détache plus de l'une ou de l'autre des deux branches

entre lesquelles nous avons vu qu'elle s'est partagée dès l'origine. Nous ne voulons point relever ici toutes ces variantes, ni faire l'analyse des diverses narrations que des auteurs d'histoires générales, comme Sébastien Frank et Sébastien Münster 32, consacrent dans leurs ouvrages aux origines politiques des Waldstätten, en se faisant presque complétement les copistes d'Etterlin. Il suffit de nous en tenir aux écrivains, qui, plus particulièrement. occupés de raconter les destinées de la Suisse, ont repris et développé, à leur manière, le thème de la légende.

Le premier que nous rencontrons, dans l'ordre des dates, est le Zuricois Stumpff, auteur d'une Chronique qui a pour objet spécial l'histoire de la Confédération, et dont la première édition parut en 1548. Cet écrivain, qui montre plus de savoir et plus d'indépendance qu'aucun de ceux qui, avant lui, ont traité ce sujet, réussira-t-il mieux que ses devanciers à faire envisager le témoignage qu'il rend à la tradition, comme un argument de quelque poids en faveur de celle-ci? On en va juger.

S'il suffisait, pour transformer une légende en histoire, de lui donner les apparences de la probabilité, de prêter aux actes des personnages qu'elle met en scène des motifs plausibles, d'imprimer aux incidents dont elle se compose une physionomie vraisemblable et d'en disposer les éléments dans une succession chronologique rationnelle, Stumpff, qui s'est précisément proposé de traiter ainsi les origines des ligues suisses, aurait, jusqu'à un certain point, réussi dans cette transfiguration. Il emprunte à tout le monde et ne copie personne. Il ne suit exclusivement aucun de ses prédécesseurs, mais il combine, avec indépendance, les renseignements qu'il tire de chacun d'eux. La liste est

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