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que la tradition était en chemin d'attribuer à Schwyz et à Unterwalden le rôle principal dans l'entreprise d'affranchissement qu'aurait provoquée l'oppression des baillis autrichiens. La vallée d'Uri, où se conservait sans doute le souvenir d'une émancipation antérieure à celle des deux autres Waldstätten, ne pouvait consentir à perdre dans la fiction le rang qu'elle occupait dans l'histoire, et, renchérissant à son tour, elle réclama pour elle seule l'honneur d'avoir fondé la Confédération. C'est pour consacrer ce monopole que fut composé le chant de Tell sous sa forme première. Cette intention y est trop clairement et trop itérativement exprimée, pour qu'il soit nécessaire d'insister sur ce point. Faire connaître « la véritable origine de la Confédération » (den rechten grund wie die eidgnoschaft ist entsprungen); établir que c'est « à Uri qu'a commencé l'alliance » (do hub sich der pund zum ersten an); voilà le but exprès de la ballade.

On a supposé, avec assez de vraisemblance, quelle que soit l'origine de la tradition dont elle est l'organe, que cette ballade dut être composée à Lucerne, où existait, pendant la seconde moitié du quinzième siècle, une sorte d'école de poésie populaire 19. Son auteur se serait prêté au désir et aux suggestions de ses confédérés d'Uri, avec une bonne volonté dont le succès devait être plus grand qu'il ne l’imaginait probablement lui-même; car il mettait au monde, dans sa ballade, un être immortel. Le personnage de Guillaume Tell, tout fictif qu'il est, ne peut plus disparaître de la mémoire des hommes; il est devenu, en étant imaginairement mêlé à l'une des crises historiques de la liberté moderne, l'un des types impérissables du libérateur national. Si la ballade qui, la première, lui a conféré ce carac

tère, possède à nos yeux le mérite d'avoir su célébrer son héros sans introduire un meurtre dans ses hauts faits, on n'attend pas que nous lui accordions aucune valeur comme témoignage historique.

Ce petit poëme dénote, en effet, une telle ignorance des conditions politiques au milieu desquelles s'est fondée la Confédération suisse, que cela seul suffirait pour nous faire toucher au doigt qu'il rentre entièrement dans l'ordre des fictions arbitraires, et qu'il date d'une époque où, le souvenir de la réalité ayant disparu, on y suppléait par l'invention. L'anecdote d'emprunt qui en forme la partie principale est encadrée dans les plus vagues généralités, et elle est introduite de la manière la moins motivée. Tantôt c'est «<le bailli » qui est mis en scène, tantôt ce sont « les baillis; » on parle d'abord du méfait du premier comme de la seule cause de la Confédération; puis c'est à la « punition >> des autres qu'on en fait remonter l'origine; encore n'est-ce point eux qui sont expulsés du pays, mais « le prince; » on ne sait lequel. Nulle date, nul nom propre, qui rattache à un moment précis de l'histoire ces tâtonnements indécis d'une tradition naissante.

Ou plutôt un double nom propre, qui n'est accrédité par aucun des documents authentiques, ni du treizième, ni du quatorzième siècle, et qui n'a pu être naturalisé rétroactivement dans le pays d'Uri, qu'au moyen d'actes apocryphes fabriqués à cet effet, ou d'altérations sciemment commises dans les registres officiels des paroisses de cette vallée 2o. Le caractère fictif du nom de Guillaume Tell est démontré par les fraudes mêmes auxquelles il a fallu recourir, pour en faire un nom historique. On peut se demander, toutefois, si c'est bien sous sa forme primitive qu'il apparaît dans la

ballade où on le trouve, à ce qu'il semble, pour la première fois? N'en a-t-il pas une autre qui se montre simultanémen, sinon même un peu plus tôt, et qui permet de douter que le nom consacré soit le nom original?

Mais, avant d'examiner cette question, nous devons rappeler que la légende de Tell avait très-promptement reçu de nouveaux développements, et qu'à côté de la ballade, qui en forme comme le noyau primitif, la tradition d'Uri s'enrichissait de détails plus complets sur « le premier confédéré. » Il est infiniment probable que ce fut aussi dans un chant populaire qu'ils furent originairement consignés, et que c'est de là qu'ils sont passés dans la chronique où on les rencontre aujourd'hui pour la première fois.

Cette chronique, dont l'auteur connaissait également le chant de Tell que nous venons de citer, est l'œuvre d'un lucernois, nommé Melchior Rüss, qui l'a composée vers l'an 148021. Elle renferme un chapitre intitulé: « La guerre des trois Waldstätten contre les seigneurs d'Autriche et de Habsbourg, » qui n'est que la reproduction textuelle (superflue pour nous, par conséquent,) du récit de Justinger. Seulement, tout au milieu de cette narration et à l'endroit où Justinger parle des violences commises par les seigneurs de Habsbourg et par leurs officiers, Rüss ajoute: « Ainsi qu'il advint aussi à Guillaume Tell, qui fut contraint par les baillis à abattre une pomme posée sur la tête de son propre fils, ou, s'il n'y réussissait pas, il devait lui-même perdre la vie, comme vous l'apprendrez ensuite dans une chanson (liedt). Que cette chanson fût la ballade même dont nous avons reproduit le texte, c'est ce qui ressort clairement de l'étroite ressemblance qui existe entre les strophes de celle-ci relatives à Guillaume Tell et la courte analyse de

Melchior Rüss. L'identité eût été évidente, s'il avait tenu sa promesse de donner lui-même la chanson; mais il a oublié de l'intercaler dans sa chronique, et, après avoir achevé de copier Justinger, il insère, au lieu du chant de la pomme, un chapitre intitulé: « Ce qui advint à Guillaume Thell sur le lac 22. >>

<«< Apprenez maintenant comment Guillaume Thell voulut venger le méfait que le bailli, ainsi que vous l'avez cidevant entendu, avait commis contre lui; car il ne pouvait plus le supporter et il vint à Uri et rassembla la communauté, et, les yeux en pleurs, il leur fit de lamentables plaintes sur ce qui lui était arrivé et sur ce qui lui arrivait journellement encore. Le bailli en fut informé, et il lui fit lier les quatre membres, dans l'intention de le mener à Schwitz, dans le château dans le lac; et le bailli lui-même se mit en route avec lui, et, quand ils furent sur le lac, alors (peut-être par la volonté de Dieu) il se leva un vent si impétueux, que jeunes et vieux, femmes et enfants, poussèrent des cris de détresse et de supplication vers Dieu et vers les saints; et, comme Guillaume Thell était un homme robuste, plus qu'aucun de ceux qui étaient dans la barque, et qu'il connaissait bien la navigation, et que ceux qui étaient dans la barque ne pouvaient gouverner la barque, tous demandèrent au bailli qu'on mît Guillaume Thell en liberté; et, comme le bailli tenait aussi à conserver sa vie, il lui dit : « Si tu as le pouvoir et la volonté de nous pousser à terre, je te ferai mettre en liberté. »

«Là-dessus Guillaume Thell lui répondit qu'avec l'aide de Dieu il se chargeait de les conduire à terre, si on lui accordait du temps et des garanties. En conséquence on le mit en liberté. Alors il commença à ramer si vigoureusement, qu'il

parvint, avec la grâce de Dieu, vers une plateforme, et il poussa la barque contre la plateforme, laquelle s'appelle encore aujourd'hui la plateforme de Guillaume Tell, et il saisit son arbalète qui était à l'arrière de la barque, puis il sauta sur la plateforme, lâcha son coup et tua le bailli. Et ils ne purent, à cause de la grande agitation, ramener la barque vers la plateforme, ni vers la terre. Alors il reparut de nouveau dans les vallées et fit entendre de plus grandes plaintes qu'auparavant; ce qui eut pour effet d'amener un grand conflit entre les seigneurs et les vallées. >>

On voit que ce complément de la légende de Tell, qui fait de lui le promoteur exclusif du soulèvement des Waldstätten, correspond exactement aux prétentions exprimées dans la première ballade, et qu'il doit, en conséquence, être très-probablement rapporté à la même origine. Ce qui est certain, c'est qu'il achève de donner à la tradition d'Uri une physionomie particulière, qui la distingue nettement de ce qu'on peut nommer, par opposition, la tradition commune des Waldstätten.

2. LA LÉGENDE COMMUNE.

Cette seconde branche de la légende nationale apparaît en même temps que l'autre, sans que l'on puisse dire, si, dans les croyances populaires, elles se sont simultanément ou successivement formées; mais, qu'elles soient nées et se soient développées sous des influences différentes, le contraste qui les sépare ne permet guère d'en douter. La divergence est complète entre ces deux versions d'une même histoire, soit qu'il s'agisse de l'ensemble du sujet, ou du détail

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