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une anecdote qui, pour avoir acquis la célébrité la plus illimitée, n'en demeure pas moins le produit d'une conception fabuleuse.

C'est précisément la possibilité de saisir dans son germe et à sa période d'éclosion l'embryon de la légende de Tell, qui donne au chant où celle-ci se montre sous cette forme primitive une valeur toute particulière. Nous arriverons ainsi à nous rendre mieux compte de sa formation, quoiqu'on ne doive point perdre de vue que, dans les questions de ce genre, il est plus aisé de constater le caractère d'une fable que d'en retrouver la généalogie. Par cela même que ces questions se posent dans le monde de la fiction et de l'invention poétique, leur solution échappe aux moyens d'investigation qui sont de mise pour les problèmes historiques proprement dits. Les fantaisies de l'imagination naissent dans des conditions qui permettent bien rarement de remonter jusqu'à la source d'où elles sont sorties. En ce qui concerne la ballade de Tell, toutefois, il est difficile de méconnaître l'origine du premier germe autour duquel se sont groupées plus tard toutes les autres parties de la légende du héros suisse. La ressemblance entre l'anecdote que ce chant renferme et l'aventure analogue racontée par un vieil auteur du moyen âge est trop frappante, pour que l'on puisse se refuser à voir dans l'histoire de l'archer d'Uri autre chose que la pure et simple transposition sur le sol suisse de l'histoire d'un archer danois. Qu'on en juge par la lecture du texte même de la légende scandinave à laquelle nous faisons allusion.

« Un certain Tokko, soldat du roi Harald, avait, à cause de son mérite, beaucoup de rivaux. Il dit une fois devant ses camarades, dans un repas, qu'il était si habile à tirer de

l'arc, qu'il frapperait de sa première flèche une pomme, quelque petite qu'elle fût, qui serait placée à bonne distance sur un bâton.

<< Ses rivaux rapportèrent cette parole au roi, qui, oubliant les services de ce guerrier, ordonna méchamment que, au lieu du bâton, ce fut sur la tête du propre fils de Tokko que l'on plaçat la pomme. Si le père ne la touchait pas du premier coup, il devait perdre la vie, en punition de sa jactance condition plus qu'injuste, à laquelle s'ajoutait pour le père le danger de tuer son fils.

« Tokko, contraint d'obéir à cet ordre inique, exhorta donc son enfant, tout jeune encore, à laisser, sans remuer la tête, la flèche siffler à ses oreilles, et, pour diminuer sa il lui fit tourner le visage. Ayant tiré de son carquois trois flèches, il frappa avec la première la pomme posée sur la tête de l'enfant.

peur,

« Alors le roi lui ayant demandé pourquoi il avait sorti trois flèches, puisqu'il ne devait en décocher qu'une? « C'était, répondit-il, pour te tuer toi-même, toi qui donnes aux autres des ordres odieux, s'il m'était arrivé de manquer mon premier coup. » Cette franchise était tout à la fois la preuve de son propre courage et la condamnation du gouvernement du roi 15. »

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a signalé la ressemblance qui existe entre ce récit et l'épisode de Guillaume Tell; cette ressemblance a servi de tout temps d'argument contre l'histoire de l'archer d'Uri. Mais, comme on prenait celle-ci dans son ensemble et telle que la légende suisse l'a définitivement constituée, on repoussait une conclusion qui, ne portant que sur un détail de la narration traditionnelle, ne semblait pas de nature à en infirmer toutes les autres

circonstances. On était prêt à sacrifier l'accessoire de la pomme pour sauver le reste du récit. Or il se trouve que, loin d'être un détail secondaire arbitrairement introduit dans une narration préexistante, l'anecdote de la pomme est, au contraire, le fait primordial autour duquel sont venues se ranger successivement et sous diverses formes, comme nous le verrons plus loin, les autres aventures de Guillaume Tell. Ceci réhabilite entièrement la valeur des conclusions que l'on peut tirer, sur la légende tout entière, de la nature et du caractère de son premier rudiment.

Mais l'imitation flagrante dont cet épisode porte les traces lui enlève toute crédibilité, et il est impossible d'envisager comme s'étant passé deux fois un fait, d'une part aussi étrange en soi, et de l'autre, aussi visiblement emprunté, que la prouesse de Guillaume Tell. Et même l'aventure fût-elle naturelle, l'un des récits n'en serait pas moins, pour tout œil non prévenu, la pure copie de l'autre. Des deux côtés, en effet, c'est un méchant homme, le bailli anonyme dans le pays d'Uri, le roi Harald en Danemark, qui, sans autre mobile qu'un malfaisant caprice, exige d'un habile archer qu'il abatte avec une flèche une pomme placée sur la tête de son enfant, sous peine de perdre lui-même la vie, s'il ne réussit pas du premier coup; des deux côtés, c'est un père, qui, pourvoyant à sa vengeance dans le cas où il viendrait à manquer le but si cruellement désigné, prépare une flèche destinée à occire le tyran; des deux côtés, c'est le tyran qui, une fois le coup réussi, apprend dans les mêmes termes à quoi devait servir la flèche réservée, sans qu'il sévisse contre celui qui lui adresse cette déclaration provocante; des deux côtés, c'est une révolution politique qui est la conséquence de cet acte de tyrannie.

On ne recontre pas de telles coïncidences, surtout, redisons-le, à propos d'un fait si exceptionnel en lui-même, sans être invinciblement conduit à en conclure que l'une des deux versions a servi de fondement à l'autre. Or, il est certain que ce n'est pas sous les yeux du chroniqueur danois, qui écrivait un siècle avant la fondation de la Confédération suisse, qu'a passé la ballade de Tell. Il faut donc admettre que c'est l'auteur de la ballade qui a eu connaissance du récit du chroniqueur, lequel, du reste, ne mérite pas plus de créance que la pièce à laquelle il a servi de modèle. L'on sait, en effet, que l'anecdote qui leur est commune est loin de leur appartenir exclusivement. On retrouve, en des âges et en des lieux divers, sous bien des formes différentes, cette même histoire de l'archer, de son fils et de la pomme, dans laquelle quelques érudits modernes veulent voir, peut-être à juste titre, une des variétés des traditions mythologiques relatives aux divinités solaires 16. Mais, dans le cas particulier de Guillaume Tell, nous pensons que la mythologie est tout à fait hors de saison, et qu'il suffit de s'en tenir, pour expliquer l'origine de la légende suisse, à l'imitation de la légende danoise. La connaissance de celle-ci s'est-elle répandue par voie de propagation orale, au milieu du peuple d'Uri avant de prendre corps dans la ballade, ou bien l'auteur de la ballade l'a-t-il, le premier, introduite dans la créance populaire ? C'est ce qu'il est difficile de déterminer; mais ce qu'on peut, en tout cas, tenir pour certain, c'est qu'il faut chercher dans Tokko, et non pas ailleurs, le prototype de Guillaume Tell.

De toutes les formes, en effet, sous lesquelles se sont produites les légendes sagittaires, la version danoise est la seule qui soit parfaitement semblable à celle que l'on

retrouve dans le primitif chant de Tell. Toutes les autres, au contraire, offrent entre elles et avec ces deux-là de notables divergences 17. Nouveau et pressant motif de penser que ce n'est pas à la tradition générale des archers fameux, mais à la forme particulière qu'elle avait reçue en Danemark, qu'a été fait l'emprunt. La chronique latine de Saxo, dit le grammairien, qui vivait à la fin du douzième siècle, est le premier ouvrage où il soit fait mention de Tokko, et son aventure a pu de là pénétrer jusque sur les bords du lac des Waldstätten, soit qu'elle se fût transmise de bouche en bouche, soit que l'ouvrage où elle est racontée fût parvenu à la connaissance d'un lettré suisse du quinzième siècle. Nous croyons cependant plus probable que c'est l'abrégé de l'Histoire danoise de Saxo, fait vers 1430 par un moine allemand nommé Gheysmer, qui a servi à la populariser et qui est la source d'où a été tirée l'anecdote de Guillaume Tell 18. C'est d'après ce dernier texte que nous avons donné plus haut la traduction de la légende danoise. Mais pourquoi cet emprunt a-t-il eu lieu au profit d'Uri, plutôt que de ses confédérés ? Existait-il, dans les souvenirs locaux et personnels de la vallée, une tradition relative à un archer d'une rare adresse? Est-ce quelque réminiscence de ce genre qui a fait donner la préférence, quand on a voulu choisir un exemple de malfaisante tyrannie, à cette légende étrangère? C'est ce qu'on ne saura vraisemblablement jamais, car c'est un point où la légitime déduction doit céder la place à la pure fantaisie.

On peut mieux se rendre compte, en revanche, du sentiment qui avait poussé les gens d'Uri à donner à la Confédération une origine qui fût leur propre ouvrage. Nous avons vu, et nous verrons bientôt plus clairement encore,

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