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<«< Mon pauvre ami était dans un état à faire pitié; sa résolution était prise; mais, par moments, sa force et son courage l'abandonnaient. Il se désespérait, et me disait des extravagances. Si cette situation se fût prolongée, il aurait perdu l'esprit, ou bien il serait mort. A mon grand étonnement, il fuyait avec un soin extrême les endroits où il aurait pu rencontrer mademoiselle de Nanteuil; et par une sorte d'accord tacite, nous évitions de parler d'elle, même de prononcer son nom. Pourtant, le jour même de notre départ, comme j'entrais le matin chez Léon, je le trouvai prêt à sortir, et il me dit en prenant mon bras :

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Je vous attendais pour vous prier de venir avec moi au cours d'Ajot. C'est aujourd'hui dimanche; mademoiselle de Nanteuil traversera la promenade en sortant de l'église, je veux la voir de loin une dernière fois.

« Je n'essayai pas de lui ôter cette idée; c'eût été impossible. Nous sortîmes ensemble.

« Il était environ huit heures du matin, et il n'y avait personne sur le cours d'Ajot. Léon s'affaissa sur un banc, et attendit, les yeux tournés vers l'extrémité de la grande allée. Au bout d'une demi-heure, mademoiselle de Nanteuil parut. Elle était accompagnée d'une vieille femme de chambre qui lui servait de gouvernante. Ses traits me parurent légèrement altérés; ses beaux cheveux retombaient un peu en désordre sur ses joues pâlies; un long châle de crêpe de Chine enveloppait sa taille et ne laissait voir que le devant de son corsage, à la ceinture duquel était attachée une rose du Bengale, qu'elle avait cueillie sans doute en allant à l'église. Elle avançait machinalement et d'un pas rapide, les yeux baissés sur son livre d'heures; ce ne fut qu'en passant devant nous qu'elle aperçut Léon. La pauvre

enfant devint toute pâle; elle fit encore quelques pas; puis, se détournant tout à coup, elle alla s'asseoir sur un banc voisin, le dos tourné à la promenade, comme si elle se fût arrêtée pour contempler la mer. La gouvernante demeura debout auprès d'elle.

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« De cette place, on découvrait toute la rade, et on distinguait à une demi-lieue environ la frégate la Guerrière, qui était à l'ancre et prête à appareiller. Mademoiselle de Nanteuil avait le visage tourné de ce côté. Sans doute, elle me dit adieu dans son cœur, murmura Léon d'une voix étouffée; sans doute elle pleure!... Ah! nous sommes bien malheureux! et moi je suis bien insensé de partir sans elle ! Je devrais l'enlever, l'emmener à l'autre bout du monde...

<< Elle ne vous aurait pas suivi, lui dis-je effrayé de son exaltation.

« Un instant après, mademoiselle de Nanteuil se leva et s'éloigna lentement, sans tourner les yeux vers nous, sans paraître avoir remarqué notre présence.

« Léon la suivit de loin jusqu'à l'extrémité de la promenade; puis il revint vers le banc où elle s'était assise un instant auparavant.

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- Ah! s'écria-t-il avec un transport de douloureuse joie, voilà le souvenir qu'elle m'a laissé !

« C'était la rose que mademoiselle de Nanteuil portait à sa ceinture. Léon la pressa contre ses lèvres, contre son cœur; il extravaguait.

« C'est son portrait qu'elle m'a donné, disait-il ; qu'il me sera précieux, ce cher et unique gage de son souvenir! Allez! je suis sûr de son amour et de sa constance... elle ne se mariera pas,... elle m'attendra...

«<-Oui, oui, lui répondis-je en l'entraînant, tout cela est très-possible, je le crois; mais hâtons-nous, je vous prie. Voyez-vous là-bas? la Guerrière lève son pavil

lon... Le vent est favorable, elle va mettre à la voile.

« Deux heures plus tard, nous étions à bord, et, le même jour, vers le soir, nous avions perdu de vue la côte de France: ce fut ainsi que mon ami Léon de Saulieu partit pour Batavia. »

Ici le comte s'interrompit un moment en regardant la pendule qui marquait minuit ; ensuite il reprit d'un air de bonhomie :

-Je vous demande bien pardon, mesdames; mais voilà que, sans m'en apercevoir, j'ai pris le chemin le plus long pour vous conduire à cette fameuse fontaine de Jouvence; il nous est impossible d'y arriver ce soir. A demain donc, si toutefois vous n'êtes point trop fatiguées...

II

Et le lendemain à la veilléc, lorsque les dames eurent pris place autour de la table à ouvrage, la belle nièce dit au comte de P*** :

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Eh bien! mon oncle, vous plaît-il que nous nous remettions en route avec vous? Si je ne me trompe, nous venions d'arriver à Batavia.

- C'est cela même, répondit le comte; mais, au lieu de nous y arrêter, nous allons, si vous le voulez bien, franchir d'une seule enjambée l'espace de dix ans. C'est donc dix ans plus tard, à mon second voyage, que nous nous retrouvons à Batavia.

« Comme je vous l'ai dit déjà, ce ine semble, j'avais laissé mon ami Léon de Saulieu le cœur rempli d'amour, de courage et d'espoir, mais la bourse presque aussi vide

que celle de ces aventuriers qui passaient jadis aux grandes Indes, sans autre capital que leur courage et leur épée. Jamais, depuis cette époque, je n'avais eu de ses nouvelles, et mon premier soin, en débarquant, fut de m'informer de ce qu'il était devenu. Celui auquel je m'adressai pour obtenir ces renseignements était un vieux Provençal qui servait d'interprète aux étrangers, et leur inculquait les premières notions de la langue malaise, une langue fort belle en vérité, car on l'apprend en quinze jours! Quand j'eus prononcé le nom de Saulicu, l'interprète fit un salut, et me répondit vivement avec le geste et l'accent inimitables du Marseillais pur sang :

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Caspi! si je le connais! C'est un brave enfant qui a bien fait ses affaires. Dieu soit béni! il est riche, c'est très-certain; car je l'ai entendu dire à ces gros Hollandais tout cousus d'or, qui font le négoce par ici. C'est un charmant homme que tuan Léon, comme disent les Malais. Vous savez, M. le commandant, que tuan signifie monseigneur, dans le langage de ces peaux jaunes, et que, vous aussi, vous êtes tuan, Il ne faudrait pas souffrir qu'on vous parlât autrement. Caspi ! souvenezvous qu'on vous doit le monseigneur, et ne souffrez pas qu'on vous appelle tout court M. le commandant.

« Je montai aussitôt en voiture pour aller chez Léon. Sa maison était située dans la ville haute, au milieu d'un vaste jardin. Quand je mis pied à terre, j'hésitai un moment, craignant de me tromper; cette maison était un palais. Figurez-vous un grand édifice, autour duquel régnait une galerie soutenue par des colonnes, et dont les portes étaient peintes et sculptées comme celles d'une pagode. Les fenêtres du rez-de-chaussée s'ouvraient sur une galerie, et l'on apercevait, à travers les stores à demi relevés, des salles immenses décorées

avec un luxe inouï, et meublées à la mode de l'extrême Orient, avec des chaises et des canapés en rotin finement tressé. Le parterre qui environnait la maison semblait arrangé par les fées; je n'avais vu nulle part une telle collection de fleurs rares et précieuses.

«Tandis que je considérais toutes ces magnificences, quelques domestiques javanais s'avancèrent, et je reconnus aussitôt au milieu de ces visages jaunes une vieille femme appelée Chandra, qui dix ans auparavant était l'unique servante de mon ami Léon. Chandra me reconnut aussitôt, elle rentra précipitamment et alla chercher son maître. Une minute après, Léon accourut et m'embrassa avec un transport de joie que je partageai sincèrement.

« Il n'était pas trop changé, mon ami Léon, il avait toujours la même figure élégante et les mêmes façons d'homme du monde; seulement son teint avait un peu jauni, et quelques rides accusaient sur son front le passage de ces dix dernières années.

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- Que je suis heureux de vous revoir, mon cher commandant! s'écria-t-il en m'emmenant dans une grande salle obscure et fraîche où régnait un délicieux courant d'air; si j'eusse appris votre arrivée, j'aurais couru au-devant de vous. Maintenant que je vous tiens, je ne vous quitte plus et vous installe ici d'autorité.

༥ -

Je ne demande pas mieux, lui répondis-je sans me faire prier.

"

Que de choses j'ai à vous dire ! reprit-il. Comme nous allons parler du vieux pays de France, de nos vieux amis et de nos vieux souvenirs ! Tout cela est bien loin, et, sans doute, là-bas, on ne se rappelle plus un pauvre exilé...

Un pauvre exilé répétai-je en riant; ma foi, convenez qu'il n'y paraît pas; le malheur dont vous

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