Cette double combinaison de l'autorité de la femme sur l'homme , a-t-elle réellement été en usage autrefois chez les peuples musulmans, ou bien n'est-ce qu'une invention de leurs poètes et de leurs romanciers ? C'est sans doute une question assez piquante pour que quelqu'un de nos doctes orientalistes s'évertue à la résoudre; mais historique ou seulement littéraire, je prends le fait, tel qu'il nous a été transmis , et je cherche ce qu'il a pu devenir lorsque les musulmans eurent l'occasion de frayer avec les Européens. Depuis 1095 jusqu'à 1291 les huit croisades qui eurent lieu dans l'Asie-Mineure, en Palestine et sur les rives septentrionales de l'Afrique donnèrent aux peuples de l'Orient et de l'Occident des occasions fréquentes de se combattre, de se connaitre et enfin de s'apprécier. Toute espèce d'échange s'établit entre eux, depuis la langue que chaque adversaire parlait, jusqu'aux connaissances scientifiques et littéraires particulières aux musulmans et aux chrétiens. Mais l'intelligence et l'usage réciproque des langues arabe et franque (1) qui se répandirent pendant le cours de ces guerres, entre les divers peuples en présence, est ce qui concourut le plus puissamment à la renaissance des lumières en Europe. Les sciences, plus particulièrement cultivées par les Arabes, devinrent, de ce moment, l'objet des études des Européens qui en pri (1) Je désigne ici par langue franque, le résultat des langues d'oc et d'oil que les croisés d'en-deçà et d'au-delà de la Loire parlaient, pendant les premières croisades, et dont la confusion a du servir à former ce que l'on appelle encore aujourd'hui langue franque en Orient. rent les premières teintures dans les traductions des philosophes et des savants grecs que les successeurs d’Aroun-al-Rachid avaient fait faire à Bagdad. D'une autre part les troubadours et les trouvères, en imposant leur langue aux croisés de tous les pays, réunis en Palestine pour la conquête du Saint-Sépulcre, établirent là un immense et puissant foyer littéraire d'où les langues provençale et picarde, transportées ensuite par les croisés de retour dans leur pays, furent parlées jusqu'au xvie siècle à Jérusalem, à Constantinople, à Naples, en Catalogne, en Italie, en France et jusqu'en Angleterre. Au milieu du concours de tant de nations différentes, que de combinaisons intellectuelles ne dut-il pas se former? Tandis que les rimeurs de la France apprenaient à tant d'autres peuples à se servir de leur langage, ces faiseurs de contes et de fabliaux y introduisaient, à leur y insu, des fantaisies orientales. Dans les camps, sur le champ de bataille, où lorsque tour-à-tour on élait vainqueur ou prisonnier, on faisait des échanges continuels de mots, d'usages, de vêtements et d'idées. Pendans les trèves, les conteurs arabes et francs s'écoutaient pour s'imiter; et les récits de nos trouvères prouvent que malgré leur originalité incontestable, ils ont fait de larges emprunts aux narrateurs de l'Orient (1). De ces échanges continuels de langues, d'usages et d'idées dont il nous reste tant de preuves historiques et littéraires, serait-il déraisonnable de conclure que par suite des conférences et des discussions qui avaient lieu entre les Imans et les Docteurs chrétiens, ou pour se re (1) Tels sont les recueils de contes intitulés : Disciplina clericalis, le castoiment, l'Ordine de chevalerie, etc. poser des questions théologiques, on devait passer sou-vent à celle de la simple philosophie, il dût être parlé de la doctrine amoureuse de Platon? Nul renseignement sur ce sujet ne nous est parvenu, et c'est une pure hypothèse que je hasarde ; mais elle est permise puisque la théorie de l'amour, chez les musulmans, telle que je viens de la rapporter, est plus ancienne et beaucoup plus complète que celle qu'ont adoptée et suivie Dante et ses contemporains. La comparaison de ces deux théories fait tellement ressortir l'infériorité de celle que les Italiens ont arrangée vers la fin du xile siècle, que l'on ne peut se refuser à croire que les prédécesseurs de Dante n'ont établi cette doctrine amoureuse si imparfaite, que d'après des traditions qui avaient été vaguement transmises aux Européens par les Arabes, durant les croisades. Ce qui reste démontré est que le respect, l'amour, le culte même voués à la Femme prise comme symbole, loin d'avoir été suggérés aux musulmans par les cbrétiens croisés, comme on le pense encore généralement, étaient au contraire des préjugés établis dès l'origine de l'islamisme, comme en font foi les histoires d'Antar et d'Ibla, de Medjnoun et Leila, et celle même de Mahomet et de sa première femme. Mais en suivant les musulmans dans leurs conquêtes en Afrique jusqu'à celle qu'ils firent des Espagnes, on trouve encore chez eux de nouvelles preuves qui appuyent cette opinion. Ce sont des poésies et des romans il est vrai , où je vais les puiser, mais comme on l'a dit avec raison, les romans sont souvent plus véridiques que l'histoire, dans la peinture des meurs et surtout ce qui a trait aux opinions et aux préjugés admis par les peuples. Parmi les grandes traditions historiques de l'Espagne, celle qui se rapporte aux exploits de Dom Pélage est une des plus importantes. Cet homme, en 719, après la défaite de don Rodrigue, dernier roi des Visigoths en Espagne, parvint à réunir dans les montagnes des Asturies, le reste des vaillants Espagnols qui , sous sa conduite, fondèrent un royaume, ressuscitèrent en quelque sorte une petite nation qui combattit les Maures, et dont les descendants devaient reconquérir l'Espagne. Cette tradition a servi de texte à des narrations curieuses dans lesquelles on peut saisir la différence caractéristique qui existait entre les meurs des Visigoths chrétiens, et celles des musulmans d'Espagne, à l'époque où ce pays fut conquis par Tarrick, au commencement du vinie siècle. Dans un livre intitulé : « Le reste des vaillants dans la grotte de Covadongue, et les victoires de l'infant D. Pelage, histoire véritable, pleine de divers incidents d'amour et de guerre (1), on trouve en présence les Arabes et les (1) « Reliquias de los Valientes en Covadonga, y victorias de l'inVisigoths. Du côté de ces derniers sont des vertus admirables, mais âpres, sauvages, brutales même; tandis que les Arabes sont présentés couverts d'habits et d'armures magnifiques, habitués à tous les raffinements du luxe, et se laissant même aller à des sentiments et à des passions, dont le développement coïncide toujours avec les résultats d'une civilisation très-recherchée. L'un des principaux personnages est le beau Mounouz, l'un des lieutenants de Mousa. Ce Mounouz, dans le cours de la conquête, avait fait prisonniers Pélage, sa mère Dona Luz, Gaudiose sa femme et Ormizende sa seur. Celleci, d'une beauté singulière, avait produit une telle impression sur l'âme de l'arabe, que le galant vainqueur, poussé tout à la fois par l'amour et par un sentiment de générosité chevaleresque, s'était décidé à rendre la liberté à Pélage, pour lui laisser la faculté de le combattre; se réservant d'ailleurs le soin de garder les trois femmes prisonnières. Mais la belle chrétienne ne tarde pas à être sensible à la tendresse du musulman, et cette faiblesse conduit peu à peu Ormizende à la perte de sa raison. C'est alors que le beau Mounouz, tendre et rêveur comme le sont devenus depuis lui, et peut-être d'après lui, la plupart des héros de romans, évite toujours le combat que lui présente sans cesse D. Pélage, qui se montre bien plus préoccupé, dans ces occasions, de vaincre un Arabe conquérant, que de venger l'hon 9 fante D. Pelayo ; famosa e verdadera historia de varios acontecimientos de amor y armas, Sevila, 1545, in-8° oblong. » Tel est le ti. tre de ce livre, écrit en prose et en vers, dont M. de Tressan a donné un extrait dans le volume de Mars, 1783, de la Bibliothèque des Romans. Depuis un assez grand nombre d'années, après avoir fait de vaines recherches dans les bibliothèques de Paris, pour trouver cet ouvrage, je me suis adressé à de savants espagnols qui, même dans leur pays, n'ont pu avoir de renseignements positifs est impossible cependant de supposer qu'il n'existe pas, et que M. de Tressan se soit amusé à tromper ses lecteurs. Il règne, dans toute la livre. 11 composition, et particulièrement dans les caractères si variés des personnages, une force et une grandeur qu'aucun auteur du xviie siècle n'était en état d'imprimer. Au surplus, j'engage d'aulant plus volontiers les curieux à lire l'extrait de M. de Tressan, qu'ils pourront mi x apprécier mes observations, et qu'ils prendront connaissance d'un livre plein de charme et d'intérêt. |