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CONFIDENCES

D'UN HYPOCONDRIAQUE

Je voudrais décrire un fort singulier état de l'âme que j'ai vu de très près, et que je crois connaître parfaitement. Ce n'est autre chose que la vieille maladie connue depuis longtemps sous le nom d'ennui, mais l'ennui arrivé jusqu'à ses dernières limites, et péné– trant l'être physique tout entier de ses poisons subtils et de ses énervantes léthargies. A celui qui posséderait la plume du violent Swift, il serait facile, avec cette simple description, de faire un de ces pamphlets comme il savait les faire, un de ces pamphlets où il concentrait en quelques pages toute l'énergie de cette haine qui aurait pu suffire à une génération entière de cœurs haineux; mais je ne possède pas la plume de l'illustre misanthrope, et n'ayant d'ailleurs aucun sentiment personnel à mêler à cette description, je dois me borner à transcrire le plus exactement possible les confessions qui m'ont été faites un certain jour. Je voudrais les transcrire sans aucune mise en scène littéraire, comme un naturaliste décrit une plante inconnue, ou comme un médecin décrit une maladie, sèchement, avec méthode et précision. Un pareil travail, s'il était accompli par un esprit attentif et délicat, ne serait inutile, je le crois, ni au moraliste, ni au médecin, ni à l'historien futur des mœurs contemporaines. Le premier y trouverait la preuve que la nature humaine a des ressources infinies, même lorsqu'elle est placée dans les conditions les plus déplorables; le second y trouverait des indications certaines sur le tempérament des hommes d'aujourd'hui et sur les causes de leurs bizarres maladies, qui se concentrent de plus

en plus sur la substance pensante et l'appareil de la sensibilité; le dernier enfin pourrait s'en servir pour mesurer les progrès de la grande infirmité du siècle. Pour moi, mon ambition serait satisfaite, si le lecteur, après avoir achevé ces quelques pages, leur donnait lui-même pour titre : Mémoire pour servir à l'histoire de l'ennui au dix-neuvième siècle.

Comme très peu de personnes ont connu le héros de ces confidences, je crois fort inutile de vous faire ici son portrait et de vous raconter son histoire en détail. Il était, comme nous tous, composé de bonnes et de mauvaises qualités : très impérieux et très faible en même temps, très sensible à toute chose et très indifférent à toute chose, très facile à tromper et très difficile à retenir dans l'erreur où on l'avait engagé. Prompt à s'abandonner, il se passionnait en un instant pour un système, pour un principe moral, pour une œuvre d'art nouvelle, pour un ami de la veille; mais il pénétrait rapidement au fond des choses et voyait vite le peu que cela était. J'oubliais cependant que je ne dois tracer de lui aucun portrait. Contentez-vous donc de savoir que, pour des causes très complexes, dont quelques-unes trop légitimes, il avait de bonne heure respiré ce mortel poison de l'ennui. Les ravages de cette maladie, lents et sourds d'abord, s'accrurent, à mesure que les années s'écoulèrent, avec la progression de vitesse des corps qui approchent du terme de leur chute, si bien que ce fut à l'époque où l'on supposait qu'il était près de la guérison, que la maladie prit une marche plus rapide et un caractère plus incurable. Quoiqu'il se soit ennuyé obscurément et qu'il ait été un mélancolique sans aucune célébrité, je crois pouvoir avancer que depuis les deux grands ennuyés de notre siècle, Chateaubriand et Benjamin Constant, le fardeau de la vie n'avait semblé plus lourd à personne. Il n'avait fait, il est vrai, ni René ni Adolphe; mais je doute que René ait plus bâillé sa vie, et qu'Adolphe ait senti plus que lui l'ennui descendre de son cerveau dans son cœur. Il était une preuve vivante que cet ennui dont tous les grands poètes de notre âge ont accusé l'existence chez les générations modernes était bien une maladie réelle, et n'était pas un jeu de l'imagination, une attitude choisie pour attirer les regards du vulgaire, une pose savante pour appeler les sympathies des âmes romanesques. Il est permis en effet d'avoir quelques soupçons quand le malade s'appelle Byron, Chateaubriand ou Benjamin Constant; on peut supposer qu'il tient à sa maladie comme à une partie de sa gloire. Malheureusement ici il n'y avait à faire aucune supposition semblable : le malade était un homme sans nom. Perdu dans la foule confuse de ses contemporains, il n'avait aucune gloire à espérer, n'en désirait aucune, et vivait seul, loin des

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hommes, sous l'oeil maternel de la fatalité. Mais, inconnu ou non, il avait plus qu'aucun poète été favorisé de l'amitié assidue de ces deux divinités redoutées des heureux, le spleen et la mort. Elles l'aimaient, parce qu'elles savaient qu'il n'avait à leur opposer aucune formule de conjuration, aucune résistance, et qu'il leur obéirait docilement, sans appeler à son secours l'aide des divinités protectrices des joies bruyantes et conservatrices de la vie. Que de services il leur avait rendus d'ailleurs! Quand la ville était trop gaie, elles savaient qu'il y avait toujours dans Paris un asile qui ne leur serait pas fermé. Elles entraient donc comme des amis familiers, s'asseyaient au coin du feu, à la place qu'elles connaissaient si bien, et alors, par reconnaissance pour l'hospitalité reçue, l'ennui faisait pleuvoir autour de son hôte l'épais brouillard de ses malsaines rèveries, et la mort ouvrait devant ses yeux les riantes perspectives qui mènent au bienheureux royaume de l'anéantissement.

Je l'ai vu passer successivement par toutes les phases de ce mal redoutable, je l'ai vu renoncer tour à tour à toutes les chimères que les hommes poursuivent sous le nom de bonheur, éclat, renom, amour, amitié, opinion du monde, orgueil de soi-même, et je lui dois cette justice, que jamais homme n'a dit adieu à toutes ces choses qui sont si chères à notre nature avec plus d'égalité d'âme et plus de sérénité. Chaque fois qu'il a dû renoncer à quelqu'une de ces vaines illusions, il l'a fait avec une bonne gràce parfaite, sans contorsions et sans déclamations, en prenant respectueusement congé de l'idole qui s'enfuyait. Oh! que le destin est bon! Cet être, qui semblait condamné à devenir le plus malheureux des hommes, avait trouvé dans son malheur même la source d'une joie infinie et d'une paix profonde. Religieusement soumis aux inexorables décrets qui avaient été prononcés sur lui, il savait qu'il lui était défendu d'espérer, et il se résignait humblement. Il savait que nul ami n'est aussi assidu que l'ennui, nul amour aussi fort que celui de la mort, et il s'estimait heureux d'avoir conquis une amitié qui devait durer toute la vie, un amour qui le suivrait pendant toute l'éternité.

Rien cependant dans sa personne n'indiquait au premier abord qu'il fût en rapport avec d'aussi grandes puissances, ni qu'il fût honoré d'aussi illustres amitiés, rien, si ce n'est une certaine tendance à s'isoler, qui pouvait faire supposer un mystère dans sa vie. Cet isolement lui avait été souvent reproché par les rares personnes dont il supportait la rare société, et il avait été interprété de diverses façons; mais aucune de ces interprétations n'était la vraie. Il s'isolait, parce qu'une sévère expérience lui avait révélé plusieurs fois que la solitude était sa condition naturelle, que s'il tentait d'en sor

tir, il le ferait à ses risques et périls, et que l'ennui était, à tout prendre, préférable au ridicule et à la lâcheté. D'ailleurs cet ennui si funeste avait fini par lui devenir nécessaire, il était devenu une habitude comme l'opium et le tabac. Lorsqu'il s'abandonnait à un élan de gaieté, on le voyait s'arrêter subitement, comme s'il eût reçu à l'oreille quelque sévère avertissement, ou que la pensée qu'il mentait à sa véritable nature lui eût traversé l'esprit. « Que faistu, misérable présomptueux? tu t'avises d'être gai, comme si tu avais quelques motifs de l'être; memento quia pulvis es, souvienstoi que tu dois être le fidèle serviteur de l'ennui; bâille en son honneur, et ne recommence pas tes impertinentes incartades. » Telles étaient les paroles qu'il lui semblait entendre prononcer par sa conscience, et qui le ramenaient modeste et soumis aux conditions pour lesquelles il était créé... Jamais homme, depuis le philosophe de Pascal, ne s'est montré acteur si docile, et n'a joué avec plus de scrupule le personnage que les dieux lui avaient confié dans la vaste comédie dont ils s'amusent.

Grâce à ces heureuses dispositions, il tomba enfin dans cette sombre maladie qui renferme toutes les autres, l'hypocondrie, et ce qui n'avait été jusque-là qu'une rêverie malsaine devint une sinistre réalité. Il eut dès lors toujours présent avec lui un spectre invisible pour tout le monde, visible pour lui seulement, et la pensée du néant, qui ne se présente à l'esprit des autres hommes que pour en être chassée par les préoccupations des plaisirs et des affaires, lui devint familière et chère entre toutes. Toutes ces légères velléités de bonheur qui de loin en loin agitaient encore son cœur cessèrent de le tourmenter, et le désir même de vivre mourut en lui. Dans 'cette stérilité, dans ce silence de toutes les voix de la nature, il trouva pourtant paix et douceur. Cette quiétude au sein d'un ennui aussi profond devint enfin tellement effrayante, que ses meilleurs amis ne virent d'autre remède qu'une réaction violente, de quelque nature qu'elle fût; ils le supplièrent de s'arracher à ce bonheur sinistre, de secouer cette paix plus mortelle qu'une eau marécageuse et dormante, d'essayer de vivre en un mot. Ils tentèrent une dernière fois de le bercer de vains rêves, ils essayèrent d'attiser en lui les flammes des espérances. Inutiles tourmens! les flammes étaient éteintes, et le foyer où elles s'alimentaient refroidi depuis longtemps.

C'est alors qu'un soir, après avoir fait tous les efforts qu'il était en mon pouvoir de faire pour l'engager à rebrousser chemin dans la voie où il était entré, et à rentrer brusquement dans la vie, je reçus en réponse à mes conseils ces tristes confidences que j'essaierai de reproduire telles qu'elles furent faites, sans amplification ni développement inutile, et dans leur concision cruelle et ironique.

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« Vous me plaignez, mon ami; vous me jugez malheureux et désespéré ! Si vos conseils ressemblaient à ceux que je reçois chaque jour d'amis indifférens ou d'indifférens trop officieux, je vous répondrais tranquillement ce que j'ai répondu si souvent déjà : « Oui... sans doute... j'essaierai; merci, en attendant, de vos excellens conseils. » Mais comme je vois en vous plus de sincérité que chez la plupart de ceux qui m'entourent, je vous répondrai franchement: Ne me plaignez pas. Si j'ai souffert, depuis longtemps toutes les blessures sont cicatrisées; si j'ai été malheureux, je ne le suis plus; le sort compatissant, ne trouvant plus rien à ronger en moi, a bien voulu me rendre la paix et chercher ailleurs une autre proie. Maintenant je jouis d'un bonheur inaltérable que rien, je crois, ne pourra troubler désormais, car j'ai conquis dès ce monde le repos de l'éternité. Ah! mon ami, les sentiers par lesquels vous fait passer l'ennui ressemblent aux sentiers pénibles que préfère, dit-on, la vertu; mais au terme du désagréable voyage on trouve, je vous assure, la récompense de ses fatigues. Je voudrais vous faire bien comprendre le bonheur dont je jouis, et en vérité c'est une tâche difficile. Je chercherai donc dans l'histoire morale de l'homme un fait historique qui puisse vous servir de point de comparaison pour juger de l'état de mon âme. Vous savez ce que les bouddhistes appellent le nirwana. C'est une des plus singulières méthodes de perfectionnement mystique que l'enthousiasme humain ait encore inventées, comme le bouddhisme lui-même me semble, si je puis m'exprimer ainsi, une des atmosphères morales les plus étranges que l'âme humaine ait traversées jusqu'à présent. De quel immense ennui, de quelle lassitude ne témoigne pas cette doctrine, qui a fait de l'athéisme une religion, qui a donné à l'homme la promesse du néant comme récompense de la vertu et de la piété! L'âme humaine, qui partout ailleurs a reculé d'effroi devant la pensée du néant, s'est sentie un jour saisie de terreur devant la pensée qu'elle ne mourrait jamais; elle a eu, pour ainsi dire, la panique de l'immortalité. Alors elle a embrassé l'idée du néant comme sa plus chère espérance, et n'osant y croire cependant, elle s'est creusée elle-même, elle s'est épuisée à trouver des méthodes ingénieuses de mériter cette récompense. De là un système de métaphysique extrêmement subtil et profond, où le néant est considéré comme l'essence divine elle-même, où la raison humaine est considérée comme d'autant plus parfaite qu'elle se rapproche davantage du néant. Le but suprême de la sagesse consiste à trouver le moyen de ne plus vivre. Qu'est-ce qui constitue la vie? demande le bouddhiste. Le désir, l'espérance, la passion, voilà les racines qui rattachent l'âme à la vie; lorsqu'elle veut quitter son enveloppe mortelle, ces liens la re

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