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lage du nez ou au lobe des oreilles, point de lambeaux d'étoffes sur les épaules des chefs, point de clous surtout au bout des zagaies. Ces lances, de quatre ou cinq pieds de long, ne portaient à leur extrémité qu'une pierre volcanique semblable à un morceau de verre noir taillé en pointe et tranchant sur les bords.

L'amiral nous avait autorisés à débarquer, si nous le jugions nécessaire les récifs et la houle ne le permirent pas. L'île avait trop peu d'étendue pour préserver complétement la plage sous le vent du ressac. Nous nous tînmes donc aussi près que possible du rivage, et de là nous commençâmes nos échanges. Ces pauvres insulaires avaient peu de chose à nous donner, mais ils nous cédaient sans peine tout ce que nous leur demandions, quelques cocos, leurs armes, et jusqu'à leur bizarre ornement. Quant à eux, ils paraissaient attacher peu de prix aux bagatelles que nous leur présentions, même aux étoffes rouges, qui sur tous les points de l'Océanie avaient, au dire des voyageurs, un si grand prestige. Il fallut leur montrer un clou pour les émouvoir. La vue d'un couteau excita leur enthousiasme. Nous ne savons pas tout le prix du fer. Nés au milieu des bienfaits de la civilisation, nous ne soupçonnons pas ce qu'il en coûte d'en être privés. Les sauvages se rasent avec une coquille, creusent leurs pirogues avec des haches de pierre, en percent les bordages avec des esquilles d'os humains, jettent au poisson un grossier hameçon de nacre, assomment leurs ennemis à coups de massue, ou font de vains efforts pour les percer avec un bâton pointu garni de dents de requins. Que de choses la possession d'un morceau de fer peut simplifier pour eux! Aussi, dès que ce démon tentateur apparaît, c'en est fait de la loyauté des échanges. Adieu la naïve candeur du sauvage! adieu l'innocence de l'àge d'or! Si nous n'avions eu que des miroirs ou des mouchoirs rouges à offrir aux naturels de Vandola, nous les eussions pris pour de petits saints; mais dès qu'ils reconnurent le fer, dont d'autres navigateurs ou les sauvages des îles voisines leur avaient probablement appris l'usage, ils montrèrent une rapacité et une mauvaise foi dont nous eûmes la sagesse de ne pas trop nous indigner.

Malgré cette entrevue infructueuse, nous conservions encore un reste d'espoir au fond du cœur. Nous résolûmes donc de ne pas faire route pour les Moluques avant d'avoir soigneusement exploré les rivages des diverses îles du groupe de l'Amirauté. Nous côtoyâmes ainsi la grande île qui forme le centre de ce groupe, ou plutôt le cordon de récifs et d'îlots qui l'entoure. Nous rangeâmes de près les Ermitanos de Maurelle, la Boudeuse et l'Échiquier de Bougainville, l'île du Rour et l'île Matty de Carteret. Plus d'une fois nous eûmes l'espoir de découvrir dans la chaîne des brisans une coupure

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qui nous eût permis de pénétrer entre cette barrière et la terre. Quelques jours de relâche eussent été pour nos équipages fatigués d'un bien grand prix. Malheureusement la brise était la plupart du temps trop fraîche pour nous permettre de faire reconnaître la côte par nos canots. Nous vîmes fuir l'un après l'autre derrière nous tous ces sommets couverts d'une opulente verdure, tous ces îlots ombragés de cocotiers dont le joyeux aspect insultait à notre détresse; c'était la branche chargée de fruits qui se redresse dès qu'on y porte la main, la coupe qui se vide aussitôt qu'on l'approche de ses lèvres.

En voyant passer nos corvettes, les naturels lançaient leurs pirogues à la mer. Pour les attendre, nous mettions le plus souvent en panne; mais, s'il nous arrivait de continuer notre route, ces légers esquifs, tenus en équilibre par leur balancier et emportés par leur grande voile de natte, nous avaient bientôt atteints ou dépassés. Nous ne pûmes jamais obtenir des sauvages qu'ils vinssent le long du bord. Ils se tenaient derrière les corvettes, prêts à fuir au moindre semblant d'agression. On plaçait sur une planche, qu'à l'aide d'une ligne de sonde on filait jusqu'à eux, les objets qu'on croyait de nature à les séduire; la même planche rapportait à bord les cocos ou les armes que les sauvages nous offraient en échange. Ce mode de trafic pouvait donner lieu sans doute à quelque fraude, mais nous dûmes nous en contenter, puisque les insulaires, avec la méfiance si naturelle aux faibles, ne voulaient pas en accepter d'autre.

Après avoir dépassé l'île du Rour et l'ile Matty, nous avions devant nous la mer libre pendant près de cent cinquante lieues jusqu'à l'entrée de l'immense baie du Geelwink, sur la côte de la Nouvelle-Guinée. Nous allions suivre la route que tracèrent à travers ces parages inconnus Lemaire et Schouten, lorsqu'après avoir découvert le détroit qui sépare l'île des États de la Terre-de-Feu, ils doublèrent pour la première fois le cap Horn, et arrivèrent par l'Océan-Pacifique aux Moluques. Nous laissâmes dans le sud la grande île Mysory, qui occupe à peu près le milieu de cette vaste ouverture au fond de laquelle on ignorait alors si l'on trouverait un détroit ou un golfe, les deux îles de la Providence, le cap GoedeHoop, les petites îles Mispalu, et atteignîmes ainsi, souvent contrariés par des brises faibles et variables, l'extrémité occidentale de la Nouvelle-Guinée.

Le premier devoir, lorsqu'on entreprend un voyage de découverte, est de fuir constamment les sentiers battus, de rechercher les écueils avec le même soin que d'autres les évitent : nous remplissions cette obligation avec une conscience que la torpeur et la gaucherie presque incroyables de nos bâtimens rendaient d'autant plus méritoire. Au moment de pénétrer dans une mer que les navires portugais et

hollandais avaient sillonnée pendant près de deux siècles, et où rien d'important ne restait à découvrir, nous nous promîmes, s'il s'offrait à nous quelque passage peu fréquenté encore, de le choisir de préférence à tout autre. Entre la Nouvelle-Guinée et l'île Salawaty s'ouvrait le détroit de Gallewo, encombré d'îles et semblant présenter un dédale au milieu duquel le navigateur le plus hardi eût pu craindre de s'égarer. Ce fut là le canal que nous voulûmes prendre. Des vents du sud s'opposèrent à l'accomplissement de notre dessein, et nous donnâmes dans le détroit contigu de Sagewien, qui se prolonge entre les îles Salawaty et Batenta. Ce passage était moins sinueux que le détroit de Gallewo; il était aussi peu exploré et pouvait être non moins difficile.

Près d'un mois s'était déjà écoulé depuis notre entrevue avec les habitans de la Vandola. Il y en avait plus de trois que nous avions quitté la terre de Van-Diémen. Nous aspirions ardemment après quelques jours de repos. La Durance se traînait avec une lenteur désespérante, surtout lorsque les vents devenaient contraires; elle obligeait constamment sa conserve à diminuer de voile ou à mettre en panne pour l'attendre. Souvent même la Truite devait se porter à sa rencontre, et perdre ainsi en quelques instans la majeure partie du terrain qu'elle avait péniblement gagné. Sans ces précautions, une séparation eût été infaillible. On imagine aisément combien cette nouvelle cause de retard était irritante, et à quelles récriminations elle pouvait prêter. Nous étions loin cependant d'être négligens ou de manquer d'audace; mais tous nos efforts ne réussissaient pas à compenser cette déplorable infériorité de marche que nous avions pu constater dès le premier jour. La Truite était déjà engagée dans le détroit de Batenta, et se croyait certaine de l'avoir traversé avant la nuit, quand elle s'aperçut que nous étions restés trop en arrière pour la suivre; elle vira de bord et revint vers nous, comme pour nous encourager et nous montrer le chemin. Lorsqu'elle nous eut rejoints, elle se conforma tristement à notre paresseuse allure; mais aussi la nuit était-elle presque close lorsque nous arrivâmes à l'entrée du canal. Le vent tomba en ce moment, et ce fut le courant qui nous fit franchir le détroit. Au point du jour, une légère brise s'éleva de nouveau, et bien que le courant eût cessé de nous être favorable, nous parvînmes, non sans avoir couru plusieurs bordées, à doubler l'île Sagewien, qui termine le détroit du côté de l'ouest..

Du détroit de Batenta à Amboine, on compte quatre-vingts lieues environ: nous mîmes onze jours à parcourir cette distance. Laissant sur notre gauche l'île Mysole, nous passâmes, dans la crainte de nous souventer, entre l'île Bonoa et la pointe occidentale de Céram. Amboine enfin apparut à nos yeux. Un plan de Valentyn nous guida

dans la baie, vers le fond de laquelle nous devions prendre notre mouillage, et lorsqu'après quelques difficultés, fondées sur de trop futiles prétextes pour que l'amiral n'en triomphât point aisément, les autorités hollandaises eurent consenti à nous accueillir, nous laissâmes tomber l'ancre sous les murs du fort Vittoria avec la satisfaction du moissonneur qui dépose sa faucille près de la dernière gerbe. Il n'y avait pas encore un an que nous avions quitté la France, et nous avions déjà passé deux cent soixante-neuf jours à la mer.

III.

L'île d'Amboine était le chef-lieu des établissemens que cette grande association hollandaise, désignée sous le nom de compagnie des Indes orientales, possédait, depuis le milieu du xvir siècle, dans l'archipel des Moluques. On sait l'importance qu'eut autrefois le commerce, si secondaire aujourd'hui, du poivre, de la muscade et des clous de girofle. C'était pour arriver jusqu'aux îles à épices que les Portugais avaient fait le tour de l'Afrique, et les Espagnols le tour du monde, que les Hollandais, un siècle plus tard, s'étaient inutilement enfoncés au milieu des glaces de la Nouvelle-Zemble, que Lemaire et Schouten, trouvant toutes les voies fermées par la jalousie politique ou par le monopole commercial, avaient pénétré dans l'Océan-Pacifique après avoir découvert le cap Horn. Java et Sumatra produisaient le poivre; les Moluques seules fournissaient la muscade et le girofle. La possession de ces îles fut donc vivement disputée : elle resta, malgré les efforts des Portugais et des Espagnols, à une compagnie de marchands hollandais. Éblouie par une prospérité sans exemple, cette compagnie ne tarda point à s'exagérer les nécessités de sa position. La crainte de la concurrence lui conseilla des exigences tyranniques et des occupations de territoires aussi superflues que coûteuses. Au moment où nos corvettes mouillèrent sur la rade d'Amboine, la compagnie ne portait plus qu'avec peine le fardeau des dettes qu'elle avait imprudemment contractées; les colonies néerlandaises étaient entrées dans leur période de décadence transitoire, et cependant quelle majesté, quel aspect d'opulence elles gardaient encore!

Le jour même de notre arrivée, les naturalistes, les géographes, les astronomes, les officiers supérieurs allèrent s'établir à terre. Il ne resta plus à bord des corvettes que les officiers de service et ceux qui, comme moi, ne se trouvaient pas assez riches pour faire la dépense d'un autre logement. Cette privation me fut peu sensible. Nos bâtimens étaient mouillés si près du débarcadère et la mer était si calme dans ce beau bassin et dans cette saison, que nos communications avec la terre ne risquaient point d'être

jamais interrompues. Elles furent en effet, de nuit comme de jour, et sans qu'il en résultât le moindre inconvénient pour le service, aussi fréquentes que chacun pouvait le désirer. Je ne me fis donc pas faute de profiter de tous les instans de liberté qui m'étaient accordés, et je ne bornai pas, comme on pense bien, mes promenades à l'enceinte de la ville. Je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme plus heureux que je l'étais à cette époque de ma vie. Sans être doué d'une force athlétique, je jouissais d'une santé excellente, et je me sentais tout à la fois léger de corps et d'esprit. La timidité que me faisait éprouver mon défaut d'instruction première avait, grâce aux études auxquelles je n'avais cessé de me livrer depuis le commencement de la campagne, fait place à une confiance qui n'excluait pas, Dieu merci, une certaine réserve. J'écoutais encore beaucoup plus que je ne parlais, mais personne n'eût pu se dire plus leste ou plus hardi que moi, ou plus disposé à obliger un camarade. Je n'avais pas d'autre ambition, et c'était, il faut bien le dire, en ces temps si éloignés déjà, celle de la plupart des jeunes gens de mon âge. Tout venait, ce semble, mieux à point qu'aujourd'hui les précoces docteurs étaient rares, les hommes sérieux et pratiques ne l'étaient pas. On rencontrait beaucoup de ces vertes vieillesses qu'on se plaint de ne plus trouver de nos jours. On les verra revenir, je ne crains pas d'en répondre, quand on aura rendu à la jeunesse la vie active et insouciante qu'elle menait il y a soixante ans.

J'ai vu trop de choses dans le cours de ma longue carrière pour n'en avoir pas beaucoup oublié. Je me souviens cependant encore, comme s'il n'y avait que quelques mois que j'eusse quitté Amboine, de l'aspect éblouissant de cette nature où tout respire la force et la fécondité. Des arbres se perdent dans les nues ou étendent au loin leur ombrage, d'autres sont chargés de fleurs, et de leur écorce même s'exhalent des parfums. L'air en est embaumé, et on dirait que les ailes des vents en sont appesanties, tant la brise dans ces parages est ordinairement tiède et paresseuse. Les oiseaux, les insectes, les reptiles, les poissons même sous l'eau transparente où l'œil peut les suivre, les coquilles et les madrépores sur leur tapis de sable, tout a le doux éclat de la fleur, les feux de l'émeraude et du rubis; tout reflète ou la verdure des bois ou les nuances changeantes du jour. C'est surtout au moment où ce monde enchanté s'éveille et s'épanouit aux premières clartés qui paraissent à l'horizon qu'on est frappé du spectacle de son éternelle jeunesse et de sa majestueuse beauté: il semble que c'est ainsi que la terre a dû sortir des mains qui la dégagèrent du chaos, et qu'on assiste au matin de la création.

Notre séjour à Amboine, où nous nous arrêtâmes plus d'un mois, rendit aux plus découragés des forces pour une nouvelle campagne. Après avoir conduit le lecteur le long des côtes de la Nouvelle-Calé

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